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monde, il nous est donné de le comprendre : il est un phénomène et nous pouvons immédiatement et par nous-mêmes, au moyen d’une analyse exacte de notre conscience propre, connaître ce qui s’y manifeste ; puis, armés de cette clef de l’essence du monde, nous pouvons déchiffrer l’ensemble du phénomène et en saisir l’enchaînement, comme je crois l’avoir fait dans mon livre. Mais abandonner le monde, pour répondre aux questions signalées ci-dessus, c’est quitter du même coup l’unique terrain sur lequel non seulement toute liaison de cause à effet, mais encore toute connaissance en général est possible ; tout devient alors instabilis tellus, innabilis unda. L’essence des choses antérieure ou extérieure au monde et par suite extérieure à la volonté, est fermée à notre examen, car la connaissance même n’est d’une façon générale qu’un phénomène, et par suite n’existe que dans le monde, comme le monde n’existe qu’en elle. L’essence intime des choses n’est pas un élément connaissant, un intellect, c’est un principe dépourvu de connaissance ; la connaissance ne s’y surajoute que comme un accident, une ressource du phénomène de cette essence : elle ne peut donc s’assimiler cette essence, même que dans la mesure de sa propre nature calculée en vue de fins toutes différentes (celles de la volonté individuelle), et par suite que très imparfaitement. De là procède l’impossibilité de concevoir complètement, jusque dans ses derniers principes et de manière à satisfaire à toute demande, l’existence, la nature et l’origine du monde. En voilà assez sur les bornes de ma philosophie et de toute philosophie.

La doctrine de l’εν και παν, c’est-à-dire de l’unité et de l’identité absolue de l’essence intime de toutes choses, après avoir été enseignée en détail par les Éléates, Scot Érigène, Jordano Bruno et Spinoza, et renouvelée par Schelling, était déjà comprise et reconnue de mon temps. Mais la nature de cette unité et la manière dont elle parvient à se manifester en tant que multiplicité, voilà un problème dont la solution se trouve chez moi pour la première fois. — De même on avait, depuis les temps les plus reculés, proclamé l’homme un microcosme. J’ai renversé la proposition et montré dans le monde un macranthrope, puisque volonté et représentation épuisent l’essence de l’un comme de l’autre. Mais il est évidemment plus juste d’apprendre à connaître le monde par l’homme que l’homme par le monde : car ce qui est donné immédiatement, c’est-à-dire la conscience propre, sert à expliquer ce qui est donné médiatement, c’est-à-dire les objets de la perception externe, et l’inverse n’est pas possible.

Si j’ai de commun avec les panthéistes cet εν και παν, je ne partage pas leur παν θεος ; car je ne dépasse pas l’expérience prise au sens le plus large, et je veux encore moins me mettre en contradic-