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CHAPITRE L
ÉPIPHILOSOPHIE


En terminant mon exposition, je dois donner encore place à quelques considérations sur ma philosophie. — Elle ne se fait pas fort, je l’ai déjà dit, d’expliquer jusque dans ses derniers fondements l’existence du monde : elle s’arrête au contraire aux faits de l’expérience externe et interne, tels qu’ils sont accessibles à chacun, et en montre l’enchaînement profond et véritable, sans jamais les dépasser, sans jamais étudier les choses extérieures au monde et les rapports qu’elles peuvent avoir avec lui. Elle ne tire par suite aucune conclusion sur ce qui existe au delà de toute expérience possible ; elle n’explique que ce qui est donné dans le monde extérieur et dans la conscience propre, et se contente ainsi de saisir l’essence du monde, dans sa connexion intime avec lui-même. C’est donc une philosophie immanente, au sens kantien du mot. Mais par là même elle laisse encore bien des questions sans réponse, par exemple celle de savoir pourquoi les faits qu’elle signale sont tels et non autres, etc. De semblables questions, ou plutôt les réponses qu’elles demandent, sont, à vrai dire, transcendantes, c’est-à-dire qu’elles ne se peuvent concevoir au moyen des formes et des fonctions de notre intellect et n’y rentrent pas ; notre intelligence est par rapport à elles ce que notre sensibilité est aux qualités possibles des corps, pour lesquelles nous ne possédons pas de sens. On peut encore, par exemple, après toutes mes explications, demander l’origine de cette volonté, qui est libre de s’affirmer et d’avoir pour phénomène le monde ou de se nier et d’avoir un phénomène à nous inconnu. Quelle est cette fatalité extérieure à toute expérience qui l’a placée dans cette alternative si fâcheuse, d’apparaître sous la forme d’un monde où règnent la douleur et la mort, ou de renier son être propre ? Ou bien encore, qu’est-ce qui l’a déterminée à quitter le repos infiniment préférable du néant bienheureux ? Une volonté individuelle, est-on tenté d’ajouter, peut se laisser entraîner à sa perte par un simple chois erroné, c’est-à-dire par une faute de la connaissance ; mais la volonté en soi, antérieure à tout phénomène, et par suite encore dénuée de connaissance, comment a-t-elle pu s’égarer et tomber dans cette condition si misérable qui est aujourd’hui la sienne ? D’où vient en général cette énorme discor-