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CHAPITRE XLIX
L’ORDRE DE LA GRÂCE


Il n’y a qu’une erreur innée : c’est celle qui consiste à croire que nous existons pour être heureux. Elle est innée en nous, parce qu’elle coïncide avec notre existence même, que tout notre être n’en est que la paraphrase et notre corps le monogramme : nous ne sommes en effet que vouloir-vivre ; et la satisfaction successive de tout notre vouloir est ce qu’on entend par la notion de bonheur.

Tant que nous persistons dans cette erreur innée, que nous y sommes confirmés encore par des dogmes optimistes, le monde nous paraît plein de contradictions. Car à chaque pas, dans l’ensemble comme dans le détail, nous devons éprouver par expérience que le monde et la vie ne sont nullement disposés pour comporter une existence heureuse. L’homme incapable de réfléchir n’est sensible qu’aux souffrances réelles ; mais, pour l’homme qui pense, au tourment réel vient s’ajouter une perplexité théorique : il se demande pourquoi un monde et une vie, faits après tout pour qu’on y soit heureux, répondent si mal à leur fin ? Cette anxiété se fait jour tout d’abord et s’exprime par des soupirs entrecoupés : « Hélas ! pourquoi tant de larmes sous le soleil ! » et autres plaintes de ce genre ; puis à leur suite s’élèvent des scrupules inquiétants contre les hypothèses préconçues des dogmes optimistes. On peut toujours essayer de rejeter la faute de son infortune personnelle tantôt sur les circonstances, tantôt sur les autres, tantôt sur sa propre malchance, ou encore sur sa propre maladresse ; on peut reconnaître aussi que toutes ces causes réunies y ont contribué ; mais tout cela ne change rien au résultat : le véritable but de la vie, qui consiste dans le bien-être, n’en est pas moins manqué ; et les réflexions sur ce sujet, surtout quand la vie penche déjà vers son déclin, mènent souvent au désespoir : de là, sur presque tous les visages un peu vieux, l’expression de ce que l’anglais appelle disappointement. Mais ce n’est pas tout : chaque jour écoulé de notre vie nous a déjà enseigné que les joies et les jouissances, même une fois conquises, sont encore trompeuses, qu’elles ne tiennent pas ce qu’elles promettent, ne satisfont pas le cœur, et qu’enfin la possession en est tout au moins empoisonnée par les désagréments qui les accompagnent ou en découlent ; tandis qu’au contraire les douleurs et les