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des trois religions de la Chine ne connaît, en effet, de Dieu, ni au pluriel, ni au singulier.

Quoi qu’il en soit du reste, le παντα καλα λιαν de l’Ancien Testament est en réalité étranger au véritable christianisme : car le Nouveau Testament ne parle jamais du monde que comme d’un lieu dont on ne fait pas partie, qu’on n’aime pas, où le diable est le maître[1]. Ceci s’accorde avec l’esprit ascétique de renoncement à son bien propre et de triomphe sur le monde, qui, avec l’amour infini du prochain et même de l’ennemi, est le trait capital que le christianisme a de commun avec le brahmanisme et le bouddhisme et qui trahit leur parenté. En aucune chose il ne faut autant séparer le noyau de l’écorce que dans le christianisme. C’est précisément parce que je prise fort le noyau que je fais parfois si peu de cérémonies avec l’enveloppe ; néanmoins elle est plus épaisse qu’on n’a coutume de le croire.

Le protestantisme, par l’exclusion de l’ascétisme et de ce qui en est le centre, le côté méritoire du célibat, a renoncé proprement à la substance intime du christianisme et ne peut être regardé ainsi que comme un rameau détaché de ce tronc. Ce caractère s’est manifesté de nos jours par la transformation insensible du protestantisme en un plat rationalisme : ce pélagianisme moderne aboutit en dernier lieu à la doctrine d’un père aimant qui a créé le monde, pour que tout s’y passe à la satisfaction et à l’agrément de chacun (en quoi, à la vérité, il n’aurait guère réussi) et qui, pour peu que nous nous accommodions à sa volonté sur certains points, nous ouvrira dans la suite un monde plus joli encore (dont le seul défaut est d’avoir une entrée si pernicieuse). Ce peut être là une bonne religion pour des pasteurs protestants, aisés, mariés et éclairés : mais ce n’est pas un christianisme. Le christianisme enseigne que la race humaine s’est rendue gravement coupable du fait même de son existence, que le cœur aspire à en être affranchi, mais ne peut gagner son salut qu’au prix des plus lourds sacrifices, du renoncement à soi-même, par suite au prix d’une conversion totale de la nature humaine. — Au point de vue pratique, c’est-à-dire, sous le rapport des horreurs de son temps qu’il voulait extirper de l’Église, Luther pouvait avoir entièrement raison ; mais il n’en était

  1. Cf. Jean, xii, 25 et 31 ; xiv, 30 ; xv, 18-19 ; xvi, 33. — Colos., ii, 20. — Ephés. ii, 1-3. — {{|I Jean}}, ii, 15-17, et iv, 4-5. — À cette occasion on peut voir comment, dans leurs efforts pour donner du texte du Nouveau Testament une interprétation inexacte conforme à leurs conceptions rationalistes, optimistes et extrêmement plates du monde, certains théologiens protestants vont jusqu’à falsifier directement ce texte dans leurs traductions. Ainsi H.-A. Schott, dans sa nouvelle version jointe au texte Griesbach 1805, a traduit le mot κοσμος (Jean, xv, 18-19) par Judæi, ({{|I Jean}}, iv, 4) par profani homines, et (Colos, II, 20) στοιχεια του κοσμου par elementa Judaica. Luther au contraire le rend toujours loyalement et exactement par le mot « monde ».