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ses jouissances ne peut tarder à céder et à faire place, à un renoncement général : c’est le moment de la négation du vouloir-vivre. La pauvreté, les privations, les souffrances propres d’espèce multiple sont donc la suite de la pratique la plus parfaite des vertus morales ; aussi bien des gens, avec raison peut-être, trouvent-ils superflu et rejettent-ils l’ascétisme au sens le plus rigoureux, c’est-à-dire l’abandon de toute propriété, la recherche intentionnelle de ce qui déplaît et contrarie, les tortures volontaires, le jeûne, le cilice et la macération. La justice même est le cilice qui ménage à son porteur une perpétuelle mortification, et la charité, qui se prive du nécessaire, est un jeûne de tous les instants[1]. Voilà pourquoi le bouddhisme repousse cet ascétisme étroit et excessif, qui joue un si grand rôle dans le brahmanisme, et ainsi les châtiments intentionnels qu’on s’inflige à soi-même. Il s’en tient au célibat, à la pauvreté volontaire, à l’humilité et à l’obéissance des moines, à l’abstention de toute nourriture animale, comme aussi de toute attache mondaine. Et puisque le but dernier où mènent les vertus morales est bien celui que j’ai indiqué ici, la philosophie védique[2] a raison de dire que la vraie connaissance, et à sa suite la résignation complète, c’est-à-dire la renaissance une fois réalisée, la moralité ou l’immoralité de la conduite antérieure devient indifférente, et elle répète ici la maxime souvent citée par les brahmanes : Finditur nodus cordis, dissolvuntur omnes dubitationes, ejusque opera evanescunt, viso supremo illo. (Sancara, sloca 32.) Cette conception peut choquer bien des gens pour qui une récompense décernée dans le ciel ou un châtiment infligé dans l’enfer est une explication bien plus satisfaisante de l’importance morale des actions humaines ; le bon Windischmann peut ressentir pour elle une profonde horreur tout en l’exposant : malgré tout, pour peu qu’on aille au fond des choses, on constate en fin de compte l’accord de cette théorie avec cette doctrine chrétienne, défendue surtout par Luther, que seule l’apparition de la foi par l’effet de la grâce, et non pas nos œuvres, nous procure la félicité, que par suite nous ne pouvons jamais être justifiés par nos actes, mais que nous devons la rémission de nos péchés aux seuls mérites du

  1. Si l’on admet au contraire l’ascétisme, il faudrait compléter la liste que j’ai donnée dans mon mémoire sur le Fondement de la morale des mobiles derniers de la conduite humaine : 1° son bien propre ; 2° le mal d’autrui ; 3° le bien d’autrui ; par un quatrième mobile : son propre mal, que je ne signale ici qu’en passant dans l’intérêt de la conséquence de mon système. Dans mon mémoire en effet, où la question de concours était posée selon l’esprit de la morale philosophique professée dans l’Europe protestante, il me fallait passer sous silence ce quatrième mobile.
  2. Voir F.-H.-H. Windischmann, Sancara sive de theologumenis Vedanticorum, p. 116, 117 et 121-123, comme aussi Oupnekhat, vol. 1, p. 340, 356, 360.