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dans son ensemble, nous devons alors, d’après ce qui précède, le concevoir comme engagé dans une illusion : revenir de cette erreur, et nier ainsi toutes ses aspirations antérieures, c’est ce que les religions désignent par le renoncement à soi-même, abnegatio sui ipsius ; car le moi véritable est le vouloir-vivre. Je l’ai montré, les vertus morales, la justice et la charité, proviennent, lorsqu’elles sont sincères, de ce que le vouloir-vivre, lisant au travers du principe d’individuation, se reconnaît lui-même dans tous ses phénomènes ; elles sont donc avant tout une marque, un symptôme, que la volonté qui se manifeste ici n’est plus aussi profondément enfoncée dans l’erreur, mais que la désillusion s’annonce : on pourrait dire par métaphore qu’elle commence à battre des ailes, pour s’envoler loin de là. Inversement, l’injustice, la méchanceté, la cruauté, sont signes du contraire, c’est-à-dire qu’elle est possédée tout entière par cette illusion. Mais de plus ces vertus morales sont un moyen de favoriser le renoncement à soi-même, et par suite la négation du vouloir-vivre. En effet, la vraie intégrité, la justice inviolable, cette première vertu cardinale, importante entre toutes, est un devoir si lourd à remplir, que la pratique entière et sincère de cette vertu demande des sacrifices capables bientôt d’enlever à la vie la douceur nécessaire pour qu’on s’y complaise, d’en détourner ainsi la volonté, et de la conduire à la résignation. Ce qui rend l’intégrité si respectable, ce sont justement les sacrifices qu’elle coûte : dans les bagatelles on ne l’admire pas. Son essence consiste proprement en ce qu’au lieu de faire retomber sur d’autres, à l’exemple de l’injuste, par ruse ou par violence, les charges et les douleurs que la vie entraîne avec soi, le juste en porte lui-même sa part ; il consent à assumer tout entier le fardeau complet du mal qui pèse sur la vie humaine. La justice sert ainsi aux progrès de la négation du vouloir-vivre, puisqu’elle a pour conséquences le besoin et la souffrance, véritable destinée de la vie humaine, qui nous portent à leur tour à la résignation. Nous y sommes à coup sûr conduits plus vite encore par une vertu qui va encore plus loin, la charité, caritas : car elle consiste à prendre même sur soi les douleurs échues primitivement à d’autres, à s’attribuer ainsi une part de misères plus grande que n’en devrait éprouver chaque individu dans le cours des choses. Celui qui est animé de cette vertu commence par reconnaître son être propre dans chaque autre créature. Il identifie par là son propre sort avec celui de l’humanité en général : or ce sort est un sort bien dur, fait de peine, de souffrance et de mort. Celui qui renonce ainsi à tout avantage fortuit et ne veut pour soi d’autre destinée que celle de l’humanité en général ne peut pas non plus vouloir longtemps de celle-là ; l’attachement à la vie et à