Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
39
du primat de la volonté dans notre conscience

faire une arme contre le vouloir qu’aux coups fictifs dirigés contre un corps solide par une image de miroir concave. De là, cette maxime souvent employée : Stat pro ratione voluntas. La vie ordinaire nous fournit de nombreuses preuves de cette résistance opiniâtre de la volonté à ce qui la contrarie. Malheureusement ces preuves ne sont pas rares non plus dans l’histoire des sciences. La vérité la plus importante, la découverte la plus remarquable ne seront guère reconnues par ceux qui ont quelque intérêt à les contester. Ou bien elles contredisent ce qu’ils enseignent journellement eux-mêmes, ou ils sont dépités de ne pas pouvoir les mettre à profit et les enseigner pour leur propre compte, ou, sans aller aussi loin, cherchons simplement la raison de cette attitude dans la devise éternelle des médiocres : « Si quelqu’un excelle parmi nous, qu’il aille exceller ailleurs », suivant la charmante paraphrase qu’a faite Helvétius du discours des Éphésiens dans le cinquième livre des Tusculanes de Cicéron. L’Abyssinien Fit Arari a dit dans le même sens « Le diamant est discrédité parmi les quartz. » Attendre de cette troupe toujours nombreuse des médiocrités une juste appréciation de ses travaux, c’est s’exposer à de profondes déceptions ; quelquefois même l’esprit original, ainsi méconnu, demeurera quelque temps sans saisir les raisons de l’opposition de ses adversaires, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive un beau jour que, tandis qu’il s’adressait à leur connaissance, il avait affaire en réalité à leur volonté. Il se sera trouvé exactement dans le cas que nous avons décrit plus haut : tel un plaideur qui soutiendrait son procès devant un tribunal dont tous les assesseurs seraient corrompus. Il arrive toutefois que le savant dont nous parlons prenne sur le fait les raisons de la conduite des médiocres, et demeure incontestablement convaincu qu’il avait eu contre lui leur volonté et non leur raison ; c’est dans le cas particulier où l’un d’eux se sera décidé au plagiat. Alors le plagié reconnaîtra avec étonnement combien ses adversaires sont fins connaisseurs, quel tact délicat ils ont pour le mérite d’autrui, et comme ils savent découvrir dans une œuvre étrangère ce qui s’y trouve de plus exquis : tels les moineaux ne manquent jamais d’apercevoir les cerises les plus mûres.

La contre-partie de cette résistance triomphante de la volonté contre la connaissance se produit, lorsque nous avons pour nous la volonté de ceux auxquels nous exposons nos raisons et nos preuves ; tous sont aussitôt convaincus, tous les arguments sont frappants et l’affaire en question paraît immédiatement claire comme le jour ; Les orateurs populaires n’ignorent pas ce fait. — Dans l’un et l’autre cas, la volonté se révèle comme l’élément vigoureux par excellence contre lequel l’intellect demeure impuissant.

VIII. — Nous étudierons maintenant les qualités individuelles, c’est-