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CHAPITRE XLVIII[1]
THÉORIE DE LA NÉGATION DU VOULOIR-VIVRE


L’homme a reçu l’existence et l’être soit avec sa volonté, c’est-à-dire de son consentement, soit contre son gré : dans ce dernier cas une telle existence, aigrie par des douleurs multiples et inévitables, serait une criante injustice. — Les anciens, les stoïciens notamment, et avec eux les péripatéticiens et les académiciens, s’efforçaient vainement de démontrer que la vertu suffit pour rendre la vie heureuse ; l’expérience proclamait hautement le contraire. Au fond, la raison des tentatives de ces philosophes, quoiqu’ils n’en eussent pas une conscience expresse, était l’hypothèse qu’ils avaient pour eux la justice : l’homme innocent devrait être aussi libre de toute souffrance, et par suite heureux. Mais la sérieuse et profonde solution du problème se trouve dans la doctrine chrétienne que les œuvres ne justifient pas ; en conséquence, celui qui a pratiqué toujours la justice et l’humanité, c’est-à-dire l’αγαθον, l’« honestum », n’est pourtant pas, comme le croit Cicéron, culpa omni carens (Tusc., V., 1) : mais la plus grande faute de l’homme, c’est d’être né « el delito mayor del hombre es haber nacido. », selon l’expression du poète Calderon qui, à la lumière du christianisme, allait plus au fond des choses que tous ces sages. Cette culpabilité que l’homme apporte au monde dès sa naissance ne peut paraître absurde qu’à celui qui le tient pour sorti à l’instant même du néant et créé par une main étrangère. À la suite de cette faute, qui doit procéder de la volonté, l’homme reste, à juste titre, malgré toutes les vertus qu’il a pratiquées, en proie aux douleurs physiques et morales, il n’est donc pas heureux. C’est une conséquence de la justice éternelle, dont j’ai parlé au § 63 du premier volume. Saint Paul (Rom., iii, 21 et suiv.), saint Augustin et Luther enseignent que les œuvres ne justifient pas, que nous sommes pécheurs par essence et que nous le restons : le fondement dernier de cette doctrine, c’est que operari sequitur esse [l’action découle de l’être], et qu’alors, pour agir comme nous le devrions, il nous faudrait être ce que nous devrions être. Mais alors nous n’aurions pas besoin d’une rédemption qui nous

  1. Ce chapitre se rapporte au § 68 du premier volume. Cf. aussi le chapitre xvi du deuxième volume des Parerga.