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autre, pour le moral comme pour l’intelligence. Ici noblesse d’âme et sagesse, là méchanceté et sottise. Chez l’un, la bonté du cœur brille dans le regard, ou le sceau du génie est empreint sur le visage ; chez l’autre, cette vile physionomie est la marque de l’indignité morale et de l’hébétement intellectuel, imprimés en traits aussi ineffaçables qu’évidents de la main même de la nature : il semble qu’un être pareil devrait avoir honte d’exister. Et l’intérieur répond bien chez lui à l’extérieur. De telles différences, qui transforment tout l’être de l’homme, que rien ne peut supprimer, qui, de plus, dans leur conflit avec les circonstances, déterminent le cours de sa vie, ne peuvent exister sans la faute ou le mérite de ceux qui les portent, ne sauraient être le pur ouvrage du hasard : il est impossible d’admettre le contraire. Il ressort déjà de là manifestement que l’homme, en un certain sens, doit être son œuvre propre. Mais nous pouvons, d’autre part, assigner à ces différences une origine empirique dans la constitution des parents ; et à son tour, la rencontre et l’union de ces parents est le résultat certain des circonstances les plus accidentelles. — Les considérations de ce genre nous sollicitent invinciblement à établir la distinction du phénomène et de la chose en soi, comme le seul principe où puisse résider la solution de ce problème. Ce n’est que par les formes phénoménales que se manifeste la chose en soi : tout ce qui en procède doit donc apparaître sous ces formes, et s’insérer ainsi dans la chaîne de la causalité. Par suite, l’objet en question se présentera à nous comme l’œuvre d’une direction secrète et incompréhensible des choses, dont l’enchaînement externe et empirique ne serait que le simple instrument ; dans cet enchaînement tout arrive en vertu de causes, en vertu d’une nécessité et d’une détermination extérieures, et cependant la vraie raison de tout se cache au fond de l’être qui revêt cette forme phénoménale. Il est vrai, nous ne pouvons ici qu’entrevoir de très loin la solution du problème, et, en y réfléchissant, nous tombons dans un abîme de pensées, bien dignes de ce mot d’Hamlet, thoughts beyond the reaches of our souls. Sur cette conduite secrète des choses que l’esprit ne peut concevoir que par images, j’ai exposé mes idées au premier volume des Parerga, dans la dissertation Sur le caractère intentionnel apparent de la destinée de l’individu.

Au § 14 de mon mémoire sur le Fondement de la morale, on trouve une peinture de l’égoïsme dans son essence ; j’ai cherché ici à la compléter, en en découvrant la source. La nature est en contradiction formelle avec elle-même, selon qu’elle parle du point de vue particulier ou universel, du dedans ou du dehors, du centre ou de la périphérie. En effet, son centre, elle l’a dans chaque individu, car chacun renferme le vouloir-vivre tout entier. Aussi cet individu