Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/412

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le droit pénal devrait, à mes yeux, avoir pour principe et pour base de punir, à vrai dire, non pas l’homme, mais l’acte seul, pour en empêcher le renouvellement : le criminel n’est que la matière dans laquelle on châtie le crime, pour conserver toute sa force d’intimidation à la loi qui entraîne la peine à sa suite. C’est ce que signifie l’expression : « Il est tombé sous le coup de la loi. » D’après l’exposé de Kant, qui aboutit à un jus talionis, ce n’est pas le fait, mais l’homme qui est frappé. — Le système pénitentiaire veut aussi châtier moins l’action que l’homme, pour l’amener à se corriger : par là il néglige l’objet propre de la peine qui est de détourner du crime par la peur, pour le but très problématique de l’amendement du coupable. Partout il est hasardeux de vouloir atteindre par un même moyen deux fins différentes, à plus forte raison si, en quelque sens, les deux fins sont opposées. L’éducation est un bienfait, la peine doit être un mal : l’emprisonnement pénitentiaire prétend réaliser les deux à la fois. — De plus, si grande que puisse être dans bien des crimes la part de la grossièreté et de l’ignorance, unie à la gêne extérieure, ce n’en est cependant pas la principale cause : des milliers de gens vivent dans la même brutalité, dans une situation toute semblable, et cela sans commettre le moindre crime. La faute retombe donc surtout sur le caractère moral de la personne : or ce caractère, je l’ai montré dans mon mémoire sur la Liberté de la volonté, est absolument invariable. Il s’ensuit qu’une véritable amélioration morale n’est pas possible ; on ne peut que détourner de l’acte par la peur. Sans doute on peut aussi arriver à redresser la connaissance et à éveiller le goût du travail : la suite montrera jusqu’à quel point cette influence peut s’étendre. En outre, il résulte de l’objet de la peine établi par moi qu’elle doit, dans la mesure du possible, provoquer une souffrance apparente supérieure à la souffrance réelle : or la réclusion solitaire produit l’effet opposé. Les cruels tourments qui l’accompagnent n’ont pas de témoins ; celui qui ne les a pas éprouvés ne peut en concevoir aucune idée par avance, il n’en est donc pas intimidé. Elle menace l’homme que le besoin et la nécessité sollicitent au crime du pôle opposé des misères humaines, de l’ennui ; mais, selon la juste remarque de Gœthe :

« Sommes-nous en proie à une véritable torture, nous nous souhaitons alors l’ennui[1]. »

La perspective ne l’en effraiera donc pas plus que l’aspect de ces prisons semblables à des palais, bâties par les honnêtes gens à l’usage des coquins. Mais si l’on veut regarder ces prisons péniten-

  1. Wird uns eine rechte Quaal zu Theil
    Dann wünschen wie uns Langeweil.