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partie pour que le roi ne puisse veiller aux intérêts de sa postérité qu’en veillant aussi à ceux de l’État, dont le bonheur est alors confondu avec celui de sa famille.

En attribuant à tort à l’État d’autres fins, en dehors de celle de la protection ici indiquée, on risque facilement de compromettre sa fin véritable.

Le droit de propriété n’existe, comme je l’ai exposé, que par le seul travail appliqué aux choses. Cette vérité souvent exprimée trouve une notable confirmation dans cette circonstance qu’au point de vue pratique même l’ex-président de l’Amérique du Nord, Quincy Adams, l’a fait valoir dans une déclaration, publiée par la Quarterly Review de 1840, n° 130, et traduite en français dans la Bibliothèque universelle de Genève 1840, juillet, n° 35. Voici le passage : « Quelques moralistes ont mis en doute le droit pour les Européens de s’établir dans les régions occupées par les peuples primitifs de l’Amérique. Mais ont-ils pesé mûrement la question ? Par rapport à la plus grande partie du pays, le droit de propriété des Indiens eux-mêmes repose sur un fondement incertain. Sans doute le droit naturel devrait leur garantir leurs champs défrichés, leurs habitations, une étendue de terre suffisante pour leur entretien, et tout ce que leur aurait de plus procuré à chacun le travail personnel. Mais quel droit le chasseur a-t-il sur la vaste forêt que le hasard lui a fait parcourir, lancé à la poursuite de sa proie ? » etc. — De même, tous ceux qui de nos jours ont eu occasion de combattre le communisme par des raisons, par exemple l’archevêque de Paris dans sa lettre pastorale de juin 1851, n’ont pas manqué d’alléguer comme premier argument que la propriété est le produit du travail, et n’est en quelque sorte que du travail qui a pris corps. — C’est une nouvelle preuve que le droit de propriété a pour seul fondement le travail appliqué aux choses, puisque c’est en cette seule qualité qu’il est librement reconnu et acquiert une valeur morale.

Un témoignage d’un ordre tout à fait différent nous est fourni à l’appui de la même vérité par un fait moral : la loi punit aussi sévèrement, plus sévèrement même en plus d’un pays, le braconnage que le vol ; cependant l’honneur bourgeois, irrémédiablement perdu dans le second cas, n’est pas proprement atteint dans le premier, et le braconnier, pourvu qu’il n’ait pas commis d’autre méfait, porte sans doute la honte de sa faute, mais n’est pas, à la façon du voleur, considéré comme un infâme et évité par tous. C’est que les principes de l’honneur bourgeois reposent sur le droit moral et non sur le droit naturel pur : or le gibier n’est pas objet de travail, il n’est donc pas susceptible d’une possession moralement valable ; et le droit qu’on peut avoir sur lui est par là entièrement un droit positif, que la morale ne reconnaît pas.