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mis, ces passions s’éteignent, et alors la justice, la pitié, le souvenir d’une amitié antérieure élèvent la voix et disent tout ce qu’elles auraient dit auparavant, si on leur avait laissé la parole. Alors survient l’amer repentir qui s’écrie : « Si ce n’était pas arrivé, cela n’arriverait jamais. » La vieille et célèbre ballade écossaise, traduite par Herder et intitulée Edward, Edward ! nous en offre une incomparable peinture. — D’une manière analogue, le fait d’avoir négligé l’intérêt particulier peut provoquer un repentir égoïste : c’est le cas d’un mariage peu convenable du reste et conclu à la suite d’une inclination amoureuse ; la passion s’évanouit, et les motifs contraires de l’intérêt personnel, de l’indépendance perdue, etc., commencent seulement à apparaître à la conscience et parlent, comme ils auraient déjà précédemment parlé, si on le leur avait permis. — Toutes les actions de ce genre résultent donc au fond d’une faiblesse relative de l’intellect, qui se laisse dominer par la volonté, là où, sans se laisser troubler par elle, il aurait dû remplir sans merci la fonction qu’il a de présenter les motifs. La véhémence de la volonté n’est là qu’une cause médiate qui entrave l’intellect et se prépare ainsi des remords. — La sagesse de caractère, σωφροσυνη, qu’on oppose à l’emportement passionné, consiste proprement en ce que la volonté ne maîtrise jamais assez l’intellect pour l’empêcher de bien s’acquitter de sa fonction, d’exposer tous les motifs avec précision et clarté in abstracto pour la raison, in concreto pour l’imagination. Cette qualité peut être fondée autant sur la modération et la douceur de la volonté que sur la force de l’intellect. Elle demande comme seule condition que ce dernier soit assez puissant pour la volonté existante, et qu’ils se trouvent ainsi tous les deux dans un rapport convenable.

Au § 62 du premier volume, comme aussi au § 17 de mon mémoire sur le Fondement de la morale, j’ai esquissé les traits principaux de la théorie du droit ; il me reste encore à y ajouter les explications suivantes. Nier avec Spinoza qu’il existe un droit en dehors de l’État, c’est confondre avec le droit lui-même les moyens de le faire valoir. Il est vrai qu’il ne trouve de protection certaine que dans l’État, mais en soi il existe indépendamment de lui ; car la violence ne peut que l’opprimer, sans jamais le supprimer. Aussi l’État n’est-il rien de plus qu’une institution protectrice, rendue nécessaire par les attaques multiples auxquelles l’homme est exposé et dont il ne peut se défendre que par une alliance avec d’autres. L’État a donc pour but :

1° En premier lieu la protection à l’extérieur, qui peut devenir nécessaire tout autant contre les forces inanimées de la nature, ou encore les animaux féroces que contre les hommes, et par consé-