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jours rester sombre. Cette borne, ma théorie l’atteint dans le vouloir-vivre qui, sur son propre phénomène, s’affirme ou se nie. Mais vouloir aller encore au-delà, c’est, à mes yeux, comme vouloir s’envoler au-dessus de l’atmosphère. C’est le point d’arrêt où il faut nous tenir, malgré tous les nouveaux problèmes qui sortent des problèmes déjà résolus. Mais rappelons-nous en outre que la validité du principe de raison est restreinte au phénomène : c’est le thème que j’ai soutenu dans une première dissertation sur ce principe, publiée dès 1813.

Je passe maintenant aux compléments de quelques considérations isolées, et je veux commencer par chercher dans les poètes classiques quelques passages à l’appui de l’explication que j’ai donnée des larmes au § 67 du premier volume : j’y disais que les pleurs proviennent d’un mouvement de pitié dont on est soi-même l’objet. — À la fin du huitième chant de l’Odyssée, Ulysse, que nous n’avons jamais vu pleurer malgré toutes ses souffrances, fond en larmes, en entendant, inconnu encore, chez le roi des Phéaciens, le chanteur Demodocos chanter sa vie antérieure de héros et ses hauts faits. Le souvenir des temps brillants de sa vie contraste avec sa misère présente ; ce n’est donc pas directement cette misère elle-même, c’en est la considération objective, c’est l’image de sa condition présente relevée par l’idée du passé qui provoque ses larmes : il se sent pris de compassion pour lui-même. — Euripide fait exprimer le même sentiment à Hippolyte, condamné, quoique innocent, et déplorant sa propre destinée :

Φευ ειθ ην εμαυτον προσϐλεπειν εναντιον
Στανθ, ως εδακρυς, οια πασχομεν κακα.

[Ilen, si liceret mihi, me ipsum extrinsecus spectare, quantopere deflerem mala, quæ patior.]

Enfin je puis encore citer à l’appui de mon explication une anecdote que j’emprunte au journal anglais Herald du 16 juillet 1836. Au récit de ses malheurs fait devant le tribunal par son avocat, un client éclata en sanglots et s’écria : « Non, je ne croyais pas avoir souffert moitié autant, avant de l’entendre raconter ici aujourd’hui. » Au § 55 du premier volume j’ai montré, il est vrai, la possibilité d’un réel repentir moral, malgré l’immutabilité du caractère, c’est à-dire du vouloir propre et fondamental de l’homme ; je veux cependant y joindre encore l’explication suivante, qui demande quelques définitions préalables. — Un penchant est toute tendance plus forte de la volonté à accueillir des motifs d’une certaine sorte. Une passion est un penchant si vif que les motifs qui l’éveillent exercent sur la volonté un pouvoir supérieur à celui de tout motif contraire