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opinion fondée sur le plus bas réalisme. Car dans tout individu paraît le vouloir-vivre tout entier et sans partage, l’essence intime, et le microcosme est égal au macrocosme. Les masses ne contiennent rien de plus que chaque individu. Dans la morale il s’agit non des actes et des résultats, mais du vouloir, et le vouloir même ne cesse jamais de se présenter dans l’individu seul. Ce n’est pas la destinée des peuples, manifestée dans le seul phénomène, mais celle de l’individu qui se décide moralement. Les peuples ne sont, à vrai dire, que de simples abstractions : les individus seuls existent réellement. — Tel est le rapport du panthéisme avec la morale. — Les maux et les tourments du monde ne cadraient déjà pas avec le théisme : de là ces subterfuges de toute sorte, ces théodicées par lesquelles il cherchait à se tirer d’affaire, et qui devaient, malgré tout, succomber sans retour sous les arguments de Hume et de Voltaire. En face de ces mauvais côtés du monde, le panthéisme, à son tour, est complètement insoutenable. Considérez en effet le monde tout à fait par le dehors, et du seul point de vue physique, ne fixez votre regard sur rien d’autre que sur l’ordre toujours renaissant de lui-même, et sur l’éternité relative de l’ensemble qui en résulte, alors seulement il est tout au plus possible, quoique toujours par pure allégorie, de le déclarer Dieu. Mais pénètre-t-on à l’intérieur, ajoute-t-on au premier point de vue le point de vue subjectif et moral, avec son surcroît de misères, de souffrances et de tortures de discordes, de méchanceté, de perversité et de folie, on ne tardera pas à s’apercevoir avec effroi qu’on n’a devant soi rien moins qu’une théophanie. — Pour moi j’ai montré et j’ai prouvé, surtout dans mon écrit De la volonté dans la nature, que la force d’impulsion et d’action présente dans la nature est identique à la volonté existant en nous. Par là l’ordre moral du monde entre dans un rapport réel et immédiat avec la force qui produit le phénomène du monde. Car à la nature de la volonté doit répondre exactement sa manifestation phénoménale : c’est le fondement de l’exposé de la justice éternelle, présenté par moi aux §§ 63, 64 du premier volume, et le monde, tout en subsistant par sa propre énergie, acquiert toujours une tendance morale. Il s’ensuit que, pour la première fois aujourd’hui, le problème soulevé depuis Socrate a reçu une solution réelle, et capable d’apaiser les exigences de la raison pensante tournée vers les questions morales. Jamais toutefois je ne me suis fait fort d’instituer une philosophie qui ne laisserait après elle aucune question à poser. En ce sens la philosophie est réellement impossible : elle serait la doctrine de l’omniscience. Mais est quadam prodire tenus, si non datur ultra : il est une limite, jusqu’où la réflexion peut pénétrer, en portant jusque-là la lumière dans la nuit de notre existence, quand même l’horizon doit tou-