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volontiers ce grand homme, à l’encontre des injures que lui prodigue une foule vénale d’écrivailleurs allemands, ce qui pour moi le place décidément au-dessus de Rousseau, en prouvant la plus grande profondeur de son esprit, ce sont trois vues, auxquelles il était arrivé : 1° l’idée de la prépondérance du mal et de la calamité dans l’existence, dont il est intimement pénétré ; 2° celle de la rigoureuse nécessité des actes de la volonté ; 3° celle de la vérité du principe de Locke, que l’élément pensant peut être aussi de nature matérielle. Rousseau, au contraire, combat toutes ces opinions par les déclamations de sa Profession de foi du vicaire savoyard, plate philosophie de pasteur protestant ; de même, et dans le même esprit, il prend la plume contre le beau poème de Voltaire cité plus haut et en faveur de l’optimisme, et, dans sa longue lettre à Voltaire du 18 août 1756, toute entière consacrée à cet objet, il le défend par un raisonnement maladroit, superficiel et logiquement faux. Il y a plus : le trait fondamental et le πρωτον ψευδος de toute la philosophie de Rousseau est qu’il remplace la doctrine chrétienne du péché originel et de la perversité primitive de la race humaine par une bonté originelle et une perfectibilité indéfinie, que la civilisation et ses conséquences ont seules fait dévier : voilà la base sur laquelle il édifie son optimisme et son humanisme.

Voltaire, dans Candide, faisait la guerre à l’optimisme d’une manière plaisante ; Byron l’a faite à sa façon sérieuse et tragique dans son immortel chef-d’œuvre de Caïn, auquel il dut la gloire d’être injurié par l’obscurantin Frédéric Schlegel. Si je voulais maintenant terminer en produisant, comme confirmation de ma théorie, les maximes des grands esprits de tous les temps émises dans ce sens contraire à l’optimisme, mes citations ne prendraient pas de fin : presque tous, en effet, ont exprimé en termes énergiques leur connaissance des calamités de ce monde. Ce n’est donc pas pour appuyer, mais seulement pour orner ce chapitre que je donne ici place, dans la conclusion, à quelques sentences de ce genre.

Rappelons tout d’abord que les Grecs, si éloignés qu’ils fussent de la conception chrétienne du monde ou de celle de la Haute Asie, si résolument qu’ils se tinssent sur le terrain de l’affirmation de la volonté, n’en étaient pas moins profondément saisis des misères de l’existence. Une première preuve en est l’invention de la tragédie qui leur appartient. Une seconde preuve en est une coutume thrace, rapportée pour la première fois par Hérodote (v, 4) et souvent mentionnée après lui : les Thraces saluaient le nouveau-né par des gémissements et lui énuméraient tous les maux au-devant desquels il allait désormais marcher ; les funérailles au contraire étaient chez eux empreintes de gaieté, ils se réjouissaient pour le mort qu’il eût