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ou seulement le complet usage de ce membre, il est presque toujours condamné à périr. La race humaine elle-même, quelque puissants instruments qu’elle possède dans l’intelligence et dans la raison, vit pour les neuf dixièmes dans une lutte constante contre le besoin, toujours sur le bord de l’abîme, et ne conservant l’équilibre au-dessus du gouffre qu’au prix de mille efforts. Partout ainsi, qu’il s’agisse de l’individu isolé comme de l’ensemble, les conditions d’existence ont été mesurées avec une étroite économie, sans jamais rien de superflu ; voilà pourquoi l’existence individuelle s’écoule dans un combat incessant pour la vie, au milieu de menaces de destruction qui l’accompagnent à chaque pas. Et parce que ces menaces se réalisent trop souvent, voilà pourquoi il a fallu pourvoir, par une incroyable surabondance de germes, à ce que la destruction des individus n’entraînât pas celle des espèces, auxquelles seules la nature prend un sérieux intérêt. Le monde est, par conséquent, aussi mauvais qu’il lui est possible de l’être, étant admis d’une façon générale qu’il doit être encore. (C. q. f. d.) — Les pétrifications de races d’animaux très différentes et qui jadis ont habité notre planète, nous fournissent, à l’appui de notre calcul, les témoignages de mondes dont le maintien n’était plus possible, qui par suite étaient encore un peu plus mauvais que le pire des mondes possibles.

L’optimisme est au fond l’éloge illégitime que s’adresse à lui-même l’auteur propre du monde, le vouloir-vivre, en se mirant avec complaisance dans son œuvre : et par suite il est une doctrine non plus seulement fausse, mais même pernicieuse. Car il nous représente la vie comme un état désirable, et le bonheur de l’homme comme fin de la vie. Partant, chacun croit alors avoir les droits les plus justes au bonheur et au plaisir : ne les a-t-il pas en partage, comme il arrive presque toujours, il croit qu’on lui fait tort, bien plus, qu’il manque le but de son existence. N’est-il pas beaucoup plus juste, au contraire, de considérer comme objet de notre vie le travail, la privation, la misère et la souffrance, le tout couronné par la mort, à l’exemple du brahmanisme et du bouddhisme, et aussi du vrai christianisme, parce que ce sont là les seules voies qui mènent à la négation du vouloir-vivre ? Pour le Nouveau Testament le monde est une vallée de larmes, la vie un procès de réhabilitation, et le christianisme a pour symbole un instrument de torture. Aussi, à l’apparition de l’optimisme avec Leibniz, Schaftesbury, Bolingbroke et Pope, l’objection générale qu’on y faisait reposait principalement sur ce que l’optimisme est inconciliable avec le christianisme ; dans la préface de son excellent poème le Désastre de Lisbonne, expressément dirigé aussi contre l’optimisme, Voltaire le rapporte et l’explique. Ce qui me fait louer