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ment de cette dette s’opère sous la forme des besoins pressants, institués par cette existence même, sous celle des désirs torturants et des misères sans fin. En général, le temps entier de la vie s’emploie à acquitter cette dette, et cependant on n’en amortit ainsi que les intérêts. Le paiement du capital ne se fait que par la mort. — Et quand cette dette a-t-elle été contractée ? — Dans l’acte de la génération.

En considérant l’homme, d’après ces idées, comme un être dont l’existence est un châtiment et une expiation, on l’aperçoit déjà sous un jour plus vrai. Le mythe du péché et de la chute (quoique emprunté, selon toute vraisemblance, ainsi que l’ensemble du judaïsme, au Zend-Avesta, Bun-Dehesch, 15) est le seul de l’Ancien Testament auquel je puisse reconnaître une vérité métaphysique, bien que purement allégorique ; bien plus, il est même le seul qui me réconcilie avec l’Ancien Testament. Il n’est rien d’autre, en effet, à quoi notre existence ressemble autant qu’à la conséquence d’une chute et d’une convoitise criminelle. Aussi le christianisme du Nouveau Testament, dont l’esprit moral est celui du brahmanisme et du bouddhisme, très étranger par suite à l’optimisme du reste de l’Ancien Testament, a-t-il eu la très haute sagesse de tout rattacher à ce mythe : hors de là il n’eût même pas trouvé de point d’appui dans le judaïsme. — Veut-on évaluer le degré de culpabilité dont notre existence est chargée, qu’on regarde à la souffrance qui fait corps avec elle. Toute grande douleur, physique ou morale, exprime ce que nous méritons : car elle ne pourrait nous atteindre si nous ne la méritions pas. C’est sous ce jour aussi que le christianisme voit notre existence ; la preuve en est un passage du Commentaire de Luther sur l’épître aux Galates, c. iii, dont je n’ai devant moi que la version latine : Sumus autem nos omnes corporibus et rebus subjecti Diabolo, et hospites sumus in mundo, cujus ipse princeps et Deus est. Ideo panis, quem edimus, potus, quem bibimus, vestes, quibus utimur, imo aer et totum quo vivimus in carne, sub ipsius imperio est. — On s’est récrié contre le caractère mélancolique et désespéré de ma philosophie. La seule raison en est pourtant qu’au lieu de conter la fable d’un enfer à venir comme compensation de nos fautes, j’ai montré que le séjour même du péché, le monde, présentait déjà quelque chose d’infernal ; et qui voudrait le nier pourrait facilement en faire une fois l’épreuve.

Et c’est ce monde, ce rendez-vous d’individus en proie aux tourments et aux angoisses qui ne subsistent qu’en se dévorant les uns les autres, où, par suite, chaque bête féroce est le tombeau vivant de mille autres animaux et ne doit sa propre conservation qu’à une chaîne de martyres, où ensuite avec la connaissance s’accroît la capacité de sentir la souffrance, jusque dans l’homme où elle atteint