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l’âge de cinq ans dans une filature ou toute autre fabrique et, depuis ce moment, rester là assis chaque jour, dix heures d’abord, puis douze, enfin treize à exécuter le même travail mécanique, voilà qui s’appelle acheter cher le plaisir de respirer. Eh bien, ce sort est celui de millions d’individus, et bien des millions d’autres en ont un analogue.

Pour nous autres cependant, le moindre hasard suffit à nous rendre parfaitement malheureux ; le parfait bonheur, rien sur terre ne nous le peut donner. Quoi qu’on dise, le moment le plus heureux de l’homme heureux est encore celui où il s’endort, comme l’instant le plus malheureux de la vie de l’homme malheureux est celui de son réveil. Au surplus, une preuve indirecte, mais certaine, de ce que les hommes se sentent malheureux et, en conséquence, le sont, est encore fournie par l’envie féroce, innée en chacun de nous, qui, dans toutes les circonstances de la vie, éclate au sujet de quelque supériorité que ce soit, et ne peut retenir son venin. Le sentiment qu’ils ont d’être malheureux empêche les hommes de supporter la vie d’un soi-disant heureux : celui qui se sent momentanément heureux voudrait aussitôt répandre le bonheur tout autour de soi, et dit :

Que tout le monde ici soit heureux de ma joie.

Si la vie était en soi un bien précieux et décidément préférable au non-être, la porte de sortie n’aurait pas besoin d’en être occupée par des gardiens aussi effroyables que la mort et ses terreurs. Mais qui consentirait à persévérer dans l’existence, telle qu’elle est, si la mort était moins redoutable ? — Et, si la vie n’était que joie, qui pourrait aussi endurer la seule pensée de la mort ! — Mais, dans notre situation présente, elle a toujours du moins ce bon côté d’être la fin de la vie, et nous nous consolons des souffrances de la vie par la mort, et de la mort par les souffrances de la vie. La vérité est qu’elles sont toutes deux inséparablement liées, et constituent pour nous un état d’erreur, d’où il est aussi difficile que désirable de revenir.

Si le monde n’était pas quelque chose qui, dans l’expression pratique, ne devrait pas être, théoriquement il ne serait pas non plus un problème : au contraire, ou bien alors son existence n’aurait besoin d’aucune explication, puisqu’elle se comprendrait si entièrement d’elle-même qu’il ne pourrait venir à aucun esprit le moindre étonnement, la moindre question à ce sujet ; ou bien la fin de cette existence apparaîtrait avec une évidence qui ne permettrait pas de la méconnaître. Loin de là, il est même un problème inextricable : en effet, la philosophie même la plus parfaite ne cessera