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En effet, des milliers d’hommes auraient vécu dans le bonheur et la volupté, que les angoisses mortelles et les tortures d’un seul n’en seraient pas supprimées ; et mon bonheur présent n’empêche pas plus mes souffrances passées de s’être produites. Y aurait-il donc sur terre cent fois moins encore de mal qu’il n’y en a, que cependant la simple existence du mal suffirait encore à fonder cette vérité susceptible de plusieurs expressions diverses, quoique toutes un peu indirectes, que nous avons bien moins à nous réjouir qu’à nous affliger de l’existence du monde ; — que sa non-existence serait préférable à son existence, qu’il est une chose qui au fond ne devrait pas être, etc. — C’est ce que Byron exprime ainsi dans des vers de toute beauté :

Our life is a false nature, — ’tis not in
The harmony of things, this hard decree,
This uneradicable taint of sin.
This boundless upas, this all-blasting tree
Whose root is earth, whose leaves and branches be
The skies, which rain their plagues on men like dew —
Disease, death, bondage — all the woes we see —
And worse, the woes we se not — which throb trough
The immedicable soul, with heart-aches ever new[1].

Supposons que le monde et la vie soient à eux-mêmes leur propre fin, qu’ils n’exigent par conséquent ni justification théorique, ni réparation ou dédommagement pratiques, qu’ils représentent, à peu près au sens de Spinoza et des spinozistes actuels, l’unique manifestation d’un Dieu qui, animi causa, ou encore pour se mirer dans son œuvre, entreprendrait une telle évolution sur lui-même, d’où suivrait l’inutilité de justifier leur existence par des raisons, et de la racheter par des conséquences, qu’adviendrait-il ? Il faudrait alors, non pas sans doute qu’il y eût compensation entière des tourments et des souffrances de la vie par ses jouissances et ses commodités, — la chose, nous l’avons dit, est impossible : ma douleur présente ne peut jamais être supprimée par des satisfactions futures ; les unes et les autres remplissent leur temps, — mais il faudrait que la souffrance n’existât plus du tout, que la mort aussi cessât d’être, ou tout au moins d’avoir rien d’effrayant pour nous. À ce seul prix la vie paierait sa propre rançon.

  1. Notre vie est de nature fausse : elle ne peut avoir place dans l’harmonie des choses, cette dure fatalité, celle indestructible contagion du péché, cet upas sans bornes, cet arbre qui infecte tout, qui a pour racine la terre, pour feuilles et pour rameaux les nuages, qui déversent, comme une rosée sur les hommes, leurs fléaux — maladie, mort, esclavage — tous les maux visibles et, qui pis est, tous les maux invisibles, dont l’âme incurable est pénétrée, agitée à chaque fois d’une douleur nouvelle.