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sances augmentent, autant diminue l’aptitude à les goûter : le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par là même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un plaisir habituel cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroît la mesure de nos besoins, et du même coup la capacité de ressentir la douleur. — Le cours des heures est d’autant plus rapide qu’elles sont plus agréables, d’autant plus lent qu’elles sont plus pénibles ; car le chagrin, et non le plaisir, est l’élément positif, dont la présence se fait remarquer. De même nous avons conscience du temps dans les moments d’ennui, non dans les instants agréables. Ces deux faits prouvent que la partie la plus heureuse de notre existence est celle où nous la sentons le moins ; d’où il suit qu’il vaudrait mieux pour nous ne la pas posséder. Une grande, une vive joie ne se peut absolument concevoir qu’à la suite d’un grand besoin passé ; car peut-il s’ajouter rien d’autre à un état de contentement durable qu’un peu d’agrément ou quelque satisfaction de vanité ? Aussi tous les poètes sont-ils contraints de placer leurs héros dans des situations douloureuses et pénibles, pour les en pouvoir ensuite tirer ; le drame et l’épopée ne peignent généralement, en conséquence, que des hommes en proie aux luttes, aux souffrances, aux tourments, et chaque roman est un vrai panorama, où l’on contemple les spasmes et les convulsions du cœur humain angoissé. Cette nécessité esthétique, Walter Scott en a rendu compte naïvement dans la conclusion de sa nouvelle Old mortality. — Il n’y a pas moins d’accord avec la vérité démontrée par moi dans les paroles de Voltaire, ce favori de la fortune et de la nature : « Le bonheur n’est qu’un rêve, et la douleur est réelle ; » et plus loin : « Il y a quatre-vingts ans que je l’éprouve. Je n’y sais autre chose que me résigner, et me dire que les mouches sont nées pour être mangées par les araignées, et les hommes pour être dévorés par les chagrins. »

Avant de prononcer avec tant d’assurance que la vie est un bien digne de désirs ou de reconnaissance, qu’on veuille comparer une fois sans passion la somme de toutes les joies possibles qu’un homme peut goûter dans son existence, avec celle de toutes les souffrances possibles qui peuvent l’atteindre. À mon sens, la balance ne sera pas difficile à établir. Mais au fond c’est une discussion bien superflue que celle qui porte sur la proportion du bien et du mal dans le monde : déjà la simple existence du mal tranche la question ; car le mal ne peut être jamais ni effacé, ni même compensé par un bien simultané ou postérieur :

Mille piacer’ non vagliono un tormento[1].
____________________________Petr.

  1. Mille jouissances ne valent pas un tourment.