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sité de l’homogène tient à l’espace et au temps, que j’ai nommés en ce sens le principe d’individuation. Sinon, il faudrait désespérer de la justice éternelle. Le fait que le père se reconnaît dans le fils qu’il a procréé est justement le principe de cet amour paternel qui pousse le père à faire, à souffrir, et à oser plus pour son enfant que pour lui-même, et à regarder en même temps tous ces sacrifices comme une dette qu’il lui faut payer.

La vie d’un homme, avec ses fatigues infinies, ses besoins et ses douleurs, peut être regardée comme l’explication et la paraphrase de l’acte générateur, c’est-à-dire de l’affirmation résolue du vouloir-vivre : à cette affirmation appartient encore cette dette de la mort contractée envers la nature, et à laquelle l’homme ne pense qu’avec un serrement de cœur. — N’est-ce pas la preuve que notre existence renferme une faute ? — Sans doute, contre ce droit à acquitter périodiquement de la naissance et de la mort, nous ne cessons pas d’exister, et nous passons par toutes les souffrances et les joies de la vie, sans qu’aucune puisse nous échapper : voilà le fruit de l’affirmation du vouloir-vivre. Ainsi la crainte de la mort qui, malgré tous les tourments de la vie, nous y tient attachés, est, à vrai dire, illusoire ; mais l’impulsion qui nous a attirés dans la vie n’est pas moins illusoire. Cette attraction même peut se contempler objectivement dans la rencontre pleine de désir des regards de deux amants : ces regards sont l’expression la plus pure du vouloir-vivre dans son affirmation. Quelle douceur, quelle tendresse l’anime ici ! Il veut le bien-être, une paisible jouissance et une joie douce, pour soi-même, pour les autres, pour tous. C’est le thème d’Anacréon. Par cette attraction et ces flatteries il s’entraîne lui-même dans la vie. À peine y est-il entré, que la souffrance amène le crime à sa suite, et le crime à son tour la souffrance ; l’horreur et la dévastation remplissent la scène. C’est le thème d’Eschyle.

Poursuivons : l’opération qui permet à la volonté de s’affirmer et à l’homme de naître est un acte dont tous les individus éprouvent une honte intime, dont ils se cachent avec soin, effrayés, si on les saisit sur le fait, comme s’ils étaient surpris dans l’accomplissement d’un crime. C’est une action dont la pensée n’excite de sang-froid que la répugnance, et, dans des dispositions d’esprit plus élevées, que l’horreur. Sur ce sujet, Montaigne nous présente des considérations détaillées et profondes, faites en ce sens, dans le chapitre v du IIIe livre, sous cette glose marginale : Ce que c’est que l’amour. L’exécution de cet acte est immédiatement suivie d’un chagrin et d’un repentir tout particuliers, sensibles surtout pour la première fois qu’on s’y livre, et d’autant plus prononcés en général que le caractère est plus noble. Le païen Pline lui-même nous dit : « Homini tantum primi coitus pœnitentia : augurium scilicet vitæ,