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CHAPITRE XLV[1]
DE L’AFFIRMATION DE LA VOLONTÉ DE VIVRE


Si la volonté de vivre ne se manifestait que comme simple instinct de conservation personnelle, il n’y aurait là qu’une affirmation du phénomène individuel, pour le temps bien court de sa durée naturelle. Les peines et les soucis d’une telle vie seraient médiocres, et la vie serait ainsi facile et sereine. Comme, au contraire, la volonté désire la vie absolument et pour toujours, elle se manifeste en même temps sous la forme de l’instinct sexuel qui a en vue toute une suite infinie de générations. Cet instinct supprime l’insouciance, l’enjouement et l’innocence qui accompagneraient la seule existence individuelle, en introduisant dans la conscience l’agitation et la mélancolie, dans le cours de la vie les infortunes, les inquiétudes et les besoins. — Vient-on, par une exception bien rare, comme nous le voyons, à l’étouffer volontairement, c’est alors le revirement de la volonté qui fait retour sur elle-même. Elle naît alors dans l’individu, sans se prolonger au-delà de lui. Ce revirement demande toutefois une violence douloureuse exercée par l’individu contre soi-même. Mais s’il peut s’opérer, la conscience recouvre cette insouciance et cette sérénité de la simple existence individuelle, portée même à une plus haute puissance. — Au contraire, à la satisfaction de cet instinct et de ce désir violent entre tous se rattache l’origine d’une existence nouvelle, et par suite d’une vie nouvelle à parcourir, avec toutes ses charges, tous ses soucis, ses besoins, avec toutes ses douleurs. Sans doute, c’est la tâche d’un autre individu ; mais cependant si les deux êtres étaient en soi et absolument divers, comme ils le sont dans l’apparence phénoménale, qu’adviendrait-il de l’éternelle justice ? — La vie apparaît comme un devoir, comme un pensum à remplir, et par là, en règle générale, comme une lutte incessante contre la misère. Aussi chaque homme cherche-t-il à en être quitte au meilleur marché possible ; il s’acquitte de la vie comme d’une corvée dont il est redevable. Mais qui a contracté cette dette ? — Celui qui l’a engendré, dans la jouissance de la volupté. Ainsi cette jouissance goûtée par l’un entraîne pour l’autre l’obligation de vivre, de souffrir, de mourir. Nous savons cependant (et c’est le moment d’y renvoyer) que la diver-

  1. Ce chapitre se rapporte au § 60 du premier volume.