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du primat de la volonté dans notre conscience

de tristesse, ou si elle a provoqué les émotions contraires. Ainsi donc, la chose une fois disparue, ma mémoire n’en a retenu que le contre-coup sur la volonté, et ce souvenir devient souvent le fil conducteur qui nous ramené à la chose elle-même. La vue d’une personne produit parfois sur nous un effet analogue ; nous nous rappelons en effet d’une manière générale avoir eu affaire à elle-même ; en revanche sa vue suffit à provoquer assez exactement en nous l’impression qu’autrefois nous avons emportée de nos relations avec elle ; nous nous souvenons qu’elle a été désagréable ou agréable, et cela dans quelle mesure et de quelle manière. La mémoire n’a donc conservé que l’écho éveillé dans la volonté, mais non ce qui a provoqué cet écho. C’est ce qu’on pourrait appeler la mémoire du cœur, mémoire plus intime que celle de l’esprit. Au fond pourtant ces deux sortes de mémoire ont des rapports si étroits, qu’en y réfléchissant bien on arrivera à reconnaître que la mémoire comme telle a besoin d’être supportée par une volonté ; ce substratum volontaire lui servira de point de départ, ou plutôt ce sera le fil le long duquel viendront s’aligner les souvenirs et qui les reliera fortement, ce sera la base où viendront se fixer les souvenirs et sans laquelle ils n’auraient pas de point d’appui. La mémoire ne se conçoit donc pas aisément dans une intelligence pure, c’est-à-dire dans un être sans volonté, uniquement doué de connaissance. En conséquence, cet accroissement de la mémoire dont nous avons parlé plus haut, et qui se produit sous l’impulsion de la volonté, n’est qu’un degré plus élevé de l’influence qui préside à toute conservation, à tout souvenir, puisque la volonté en est la condition et la base permanente. Ce phénomène, comme les précédents, prouve donc à quel point la volonté nous est plus intime que l’intellect. C’est ce que vont confirmer également les faits suivants.

L’intellect obéit souvent à la volonté, par exemple quand nous cherchons à nous remémorer quelque chose et que nous y réussissons après quelques efforts ; de même, quand nous voulons concentrer sur quelque chose une attention réfléchie, etc. D’autres fois, l’intellect refuse d’obéir à la volonté, par exemple, quand nous cherchons en vain à fixer notre esprit sur quelque objet, ou quand nous faisons à la mémoire un appel inutile. L’irritation de la volonté contre l’intellect, dans ces circonstances, est très propre à faire ressortir le rapport et la différence des deux. L’intellect torturé par cette colère s’empresse et quelquefois fournit le renseignement demandé après plusieurs heures, voire le lendemain, d’une manière aussi inattendue qu’intempestive. La volonté, au contraire, n’obéit jamais, à proprement parler, à l’intellect ; celui-ci est uniquement le conseil des ministres de la volonté souveraine ;