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Des flèches meurtrières, la cécité et des ailes, voilà ses attributs. Les dernières indiquent l’inconstance, inconstance qui ne commencé qu’avec la désillusion, suite elle-même de la jouissance.

La passion reposait sur une illusion qui faisait miroiter aux yeux de l’individu comme précieux pour lui ce qui n’a de valeur que pour l’espèce ; le but de l’espèce une fois atteint, la chimère doit donc disparaître. L’esprit de l’espèce, qui s’était emparé de l’individu, lui rend la liberté. Abandonné par lui, l’individu retombe dans ses bornes et dans sa misère originelles il voit avec étonnement que toutes ces aspirations si hautes, si héroïques, si infinies, ne lui ont rien procuré de plus pour sa jouissance que ce que fournit toute autre satisfaction de l’instinct sexuel ; contre son attente, il ne se trouve pas plus heureux qu’avant. Il s’aperçoit qu’il a été la dupe de la volonté de l’espèce. Aussi, en règle générale, un Thésée satisfait abandonnera-t-il son Ariane. Si la passion de Pétrarque avait été assouvie, son chant se serait éteint, comme s’éteint celui de l’oiseau, une fois que les œufs sont pondus.

Remarquons-le en passant : quelque déplaisir que doive causer ma métaphysique de l’amour à ceux justement qui sont enlacés dans les filets de cette passion, cependant, si les considérations de raison pouvaient, en général, quelque chose contre la passion, la vérité fondamentale révélée par moi devrait donner avant tout autre argument le moyen d’en triompher. Mais on en restera à la maxime du comique ancien : « Quae res in se neque consilium, neque modum habet ullum, eam consilio regere non potes. »

Les mariages d’amour sont conclus dans l’intérêt de l’espèce, et non des individus. Sans doute les personnes en jeu s’imaginent travailler à leur propre bonheur : mais leur but véritable leur est, en réalité, étranger à elles-mêmes, et consiste dans la création d’un individu qui n’est possible que par elles. Rapprochées par ce but, elles doivent aviser par la suite aux meilleurs moyens de s’entendre l’une avec l’autre. Mais très souvent le couple uni par cette illusion instinctive qui est l’essence de l’amour passionné sera, quant au reste, de nature tout à fait hétérogène. Cette discordance éclate au grand jour quand l’illusion, par un phénomène inévitable, s’évanouit. Aussi, en règle générale, les mariages d’amour ont-ils une issue malheureuse, car ils pourvoient à la génération future aux dépens de la présente. Quien se casa por amores, ha de vivir con dolores (Mariage d’amour, vie de tourments), dit le proverbe espagnol. — C’est l’inverse pour les mariages de convenance, conclus presque toujours d’après le choix des parents. Les considérations qui y dominent, quelles qu’elles puissent être d’ailleurs, sont pour le moins réelles et incapables de s’évanouir d’elles-mêmes. Elles pourvoient, il est vrai au détriment des générations futures, au bonheur de la géné-