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une issue tragique : la passion satisfaite mène plus souvent aussi an malheur qu’au bonheur ; car les prétentions de la passion sont si souvent en collision avec le bien-être personnel de l’intéressé qu’elles le minent, et qu’inconciliables avec les autres relations, elles renversent le plan de vie construit sur cette base. Oui, l’amour se trouve en contradiction fréquente non seulement avec les conditions extérieures, mais encore avec l’individualité propre, en se portant sur des femmes qui, abstraction faite des rapports sexuels, seraient un objet de haine, de mépris, d’horreur même pour l’amant. Mais la volonté de l’espèce est tellement supérieure à celle de l’individu, que l’amant ferme les yeux sur toutes ces qualités contraires à son goût, qu’il passe sur tout et ne veut rien connaître, pour s’unir à jamais avec l’objet de sa passion : si complet est l’aveuglement produit par cette illusion, qui, la volonté de l’espèce une fois remplie, s’évanouit aussitôt et ne lui laisse qu’une odieuse compagne de vie. Par là seulement s’explique que nous voyons souvent des hommes très raisonnables, et même distingués, unis avec des monstres et des mégères, sans comprendre comment ils ont pu faire un tel choix. Aussi les anciens représentaient-ils l’Amour aveugle. Oui, il se peut même qu’un amoureux reconnaisse clairement les insupportables défauts de tempérament et de caractère de sa fiancée qui lui promettent une vie de tourments, il se peut qu’il les ressente avec amertume, et que malgré tout il ne se laisse pas rebuter…

I ask not, I care not,
If guilt’s in thy heart
I know that, I love thee,
Whatever thou art[1].

C’est qu’au fond il ne cherche pas son intérêt, mais celui d’un tiers, encore à naître, tout enveloppé qu’il est de l’illusion que ce qu’il cherche est son intérêt. Mais ce fait même de ne pas chercher son bien, toujours et partout marque de la grandeur, est ce qui donne à l’amour passionné une couleur sublime et en fait un digne sujet de poésie. — Enfin l’amour sexuel est même compatible avec la haine la plus extrême contre son objet, aussi Platon l’a-t-il comparé à l’amour des loups pour les brebis. Ce cas est celui de l’amant passionné qui, malgré tous ses efforts et toutes ses supplications, ne peut à aucun prix obtenir la réalisation de ses vœux.

I love and hate her[2].
__________Shakespeare, Cymb, III, 5.

  1. « Je ne demande pas, je ne m’inquiète pas de savoir si ton cœur est coupable. Je t’aime, je te sais, quelle que tu sois. »
  2. « Je l’aime et je la hais. »