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attribue à des choses pour lesquelles, en tant qu’individu, il ne pourrait et ne devrait avoir que de l’indifférence. Il y a quelque chose de tout particulier dans le sérieux profond et inconscient avec lequel deux jeunes gens de sexe différent, qui se voient pour la première fois, se considèrent l’un l’autre, dans le regard scrutateur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre, dans cet examen attentif qu’ils font subir réciproquement à tous les traits et à toutes les parties de leur personne. Cette analyse si minutieuse, c’est la méditation du génie de l’espèce sur l’individu qui peut naître d’eux et la combinaison de ses qualités. Du résultat de cette méditation dépend la force de leur sympathie et de leurs désirs réciproques. Cette sympathie peut, après avoir atteint un degré très élevé, s’évanouir sur-le-champ, par la découverte de quelque particularité restée jusqu’alors inaperçue. — C’est ainsi que, dans tous ceux qui sont capables de procréer, le génie de l’espèce médite sur la génération à venir. La constitution de cette génération, voilà le grand œuvre auquel Cupidon consacre son incessante activité, ses, spéculations et ses réflexions. Auprès de l’importance de ce haut intérêt de l’espèce et des générations à venir, les intérêts des individus, dans tout leur ensemble éphémère, sont tout à fait insignifiants : aussi le génie est-il toujours prêt à les sacrifier sans en tenir compte. C’est qu’il est par rapport aux individus ce qu’un immortel est aux mortels, et ses vues sont aux leurs comme l’infini au fini. Alors, dans la conscience qu’il a de travailler à des desseins plus élevés que le simple bonheur ou le malheur des individus, il en poursuit l’accomplissement avec une sublime impassibilité, au milieu du tumulte de la guerre, des agitations de la vie ou des ravages de la peste, ou même jusque dans la solitude du cloître.

Nous avons vu plus haut que l’intensité de la passion croît avec son individualisation, quand nous avons montré comment l’organisation corporelle de deux individus peut se trouver telle, que, pour assurer la constitution aussi exacte que possible du type de l’espèce, l’un soit justement le parfait complément de l’autre : de là l’attraction exclusive qui s’exerce entre eux. En ce cas s’élève une passion déjà très forte qui, par cela seul qu’elle ne porte que sur un seul objet, a l’air en quelque sorte de remplir une fin spéciale de la nature et se donne ainsi un caractère plus noble et plus élevé. Fondé sur des motifs opposés, le simple instinct sexuel est grossier, parce qu’il se porte sur tout objet, sans individualisation, et ne tend à la conservation de l’espèce que sous le rapport de la quantité, sans avoir égard à la qualité. Mais aussi l’individualisation, et avec elle l’intensité de la passion, peuvent atteindre un si haut degré que, si elles ne reçoivent pas satisfaction, tous les biens du monde, la vie même, perdent leur valeur. Le désir qu’elles provoquent acquiert