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l’amour. L’inclination croissante de deux amants, c’est déja au fond le vouloir-vivre du nouvel individu, qu’ils peuvent et veulent procréer ; oui, dans cette rencontre de regards pleins de désir s’allume déja sa prochaine existence ; elle s’annonce pour l’avenir comme une individualité harmonieuse et bien combinée. Ils sentent le désir de s’unir réellement, de se fondre en un être unique pour continuer à vivre en lui, et ce désir trouve sa satisfaction dans la procréation de l’enfant, en qui leurs qualités transmissibles à tous deux se perpétuent, confondues et unies en un seul être. En revanche, une aversion mutuelle, décidée et persévérante, entre un homme et une jeune fille, est la preuve qu’il ne saurait naître d’eux qu’un être mal organisé, sans harmonie et malheureux. On voit par là le sens profond de cette peinture où Calderon nous représente l’effroyable Sémiramis, nommée cependant par lui la fille de l’air, comme le fruit d’un viol, suivi du meurtre de l’époux.

Ce qui enfin attire si fortement et si exclusivement l’un vers l’autre deux individus de sexe différent, c’est le vouloir-vivre de toute l’espèce, qui par anticipation s’objective d’une façon conforme à ses vues dans un être auquel ces deux individus peuvent donner naissance. Cet être tiendra du père la volonté ou le caractère, de la mère l’intelligence, de tous deux sa constitution corporelle : cependant pour la forme il se rapprochera plutôt du père, et de la mère pour la grandeur, en vertu de la loi des produits animaux hybrides, loi fondée sur ce fait que la taille du fœtus est en raison de la grandeur de l’utérus. La passion toute spéciale et individuelle de deux amants n’est pas plus inexplicable que l’individualité spéciale et exclusive propre à chaque homme ; au fond les deux phénomènes n’en font qu’un ; le second exprime explicitement ce qui est implicitement contenu dans le premier. Il faut vraiment considérer comme le commencement de la naissance d’un nouvel individu, comme le punctum saliens de sa vie, le moment où les parents commencent à s’aimer — to fancy each other, selon une très juste expression anglaise ; — c’est, je le répète, dans ces regards pleins de désir qui se croisent ou se fixent que se forme le premier germe de l’être futur, germe qui, comme tous les autres, est le plus souvent anéanti. Ce nouvel individu est, dans une certaine mesure, une nouvelle idée (platonicienne) : de même que toutes les idées tendent avec la plus grande force à prendre une forme sensible, et se saisissent avidement à cet effet de la matière que la loi de causalité a distribuée entre elles, de même aussi cette idée spéciale d’une individualité humaine tend avec la plus grande avidité et la plus grande force, à se réaliser sous une forme sensible. C’est dans cette avidité et dans cette force que consiste la passion réciproque des deux futurs parents. Elle admet des degrés innombrables ; mais qu’on