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chacun de trouver sa chacune[1] : pourquoi une chose si simple doit-elle tenir une place de cette importance et venir sans cesse déranger et brouiller la bonne ordonnance de la vie humaine ? » — Mais l’esprit de vérité découvre peu à peu la réponse à l’observateur attentif. Non, ce n’est pas d’une bagatelle qu’il s’agit ici ; au contraire, l’importance de la chose en question est en raison directe de la gravité et de l’ardeur des efforts qu’on y consacre. Le but dernier de toute intrigue d’amour, qu’elle se joue en brodequins ou en cothurnes, est, en réalité, supérieur à tous les autres buts de la vie humaine et mérite bien le sérieux profond avec lequel on le poursuit. C’est que ce n’est rien moins que la composition de la génération future qui se décide là. Ces intrigues d’amour si frivoles servent à déterminer l’existence et la nature des personnages du drame (dramatis personæ) destinés à paraître sur la scène, quand nous l’aurons quittée. De même que l’existence, existentia, de ces personnages futurs a pour condition générale l’instinct sexuel, de même leur essence, essentia est fixée par le choix que fait chacun en vue de sa satisfaction personnelle, c’est-à-dire par l’amour sexuel, et se trouve ainsi, à tous égards, irrévocablement établie. Voila la clef du problème : l’application nous apprendra à la mieux connaitre si nous passons en revue les divers degrés de l’amour, depuis l’inclination la plus fugitive jusqu’à la passion la plus violente, nous constaterons que la différence qui les sépare provient du degré d’individualisation apportée dans le choix.

Ainsi donc, pris dans son ensemble, tout le commerce amoureux de la génération actuelle est, de la part de toute la race humaine, une grave meditatio compositionis generationis futuræ, e qua iterum pendent innumeræ generationes. Dans cette opération il ne s’agit pas, comme partout ailleurs, du bonheur et du malheur individuels, mais de l’existence et de la nature spéciale de la race humaine dans les siècles à venir, et par suite la volonté de l’individu s’y exerce à sa plus haute puissance, en tant que volonté de l’espèce. La haute importance du but à atteindre est ce qui fait le pathétique et le sublime des intrigues d’amour, le caractère transcendant des transports et des douleurs qu’elles provoquent. Depuis des milliers d’années les poètes nous en mettent sous les yeux d’innombrables exemples, parce qu’aucun thème ne peut égaler celui-ci en intérêt : traitant du bonheur et du malheur de l’espèce, il est à tous les autres qui ne touchent que le bien de l’individu comme le corps est à la surface plane. Voila pourquoi il est si difficile de donner de la vie à une pièce sans amour ; voila pourquoi aussi ce

  1. Je n’ai pu m’exprimer ici d’une façon plus précise ; libre au lecteur de traduire cette phrase en langage aristophanesque. (Note de Schopenhauer.)