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esprits très ordinaires, et qui ne présentent pas la moindre trace des capacités intellectuelles du père. Contre cette expérience confirmée par des exemples multiples, une exception isolée vient-elle une fois à se produire, telle que le cas de Pitt et de son père lord Chatham, nous avons alors le droit et même l’obligation de la rapporter au hasard, si extraordinaire sans doute qu’il paraisse, vu la rareté singulière des talents supérieurs. Mais c’est ici que vaut la règle : il est invraisemblable que l’invraisemblable n’arrive jamais. En outre, ce qui fait les grands hommes d’État (voir déjà ch. II), ce sont tout autant les qualités du caractère, héritage paternel, que les avantages de l’esprit. Au contraire, les artistes, les poètes et les philosophes, dont les œuvres seules sont attribuées au génie proprement dit, n’offrent, à ma connaissance, aucun cas analogue. Sans doute le père de Raphaël était peintre, mais médiocre ; le père et le fils de Mozart étaient musiciens, mais peu distingués. Ce qu’il nous faut cependant admirer, c’est la prévoyance du sort à compenser en quelque sorte la vie très courte qu’il avait réservée à ces deux hommes, les deux plus grands en leur genre, en leur épargnant cette perte de temps si fréquente dans la jeunesse chez les autres hommes de génie, en leur faisant recevoir dès l’enfance, par l’exemple et l’enseignement paternel, l’initiation nécessaire à l’art auquel ils étaient exclusivement destinés, en les plaçant enfin dès leur naissance dans l’atelier où ils devaient travailler. Ce pouvoir secret et énigmatique, qui semble régir la vie individuelle, a été de ma part l’objet de considérations spéciales, que j’ai communiquées dans mon mémoire Sur l’apparente finalité dans la destinée de l’individu (Parerga, vol. I). — Remarquons encore ici que certaines occupations scientifiques supposent, il est vrai, des qualités naturelles excellentes, mais non pas des capacités proprement rares et infinies ; ce qu’elles réclament avant tout, c’est un zèle soutenu, de l’application, de la patience, une instruction reçue de bonne heure, une étude persistante et des exercices répétés. Là, et non dans l’hérédité de l’intellect paternel, est l’explication de cette tendance générale des fils à suivre la voie frayée par les pères, à faire de certains métiers l’apanage héréditaire de certaines familles ; de là vient aussi que, dans quelques sciences qui demandent avant tout de l’attention et de la persévérance, quelques familles puissent présenter toute une succession d’hommes de mérite : tels sont les Scaligers, les Bernouillis, les Cassinis, les Herschels.

Pour ce qui est de l’hérédité réelle de l’intellect maternel, nous posséderions un nombre bien plus grand de témoignages si le caractère et la vocation du sexe féminin n’avaient pas pour conséquence de ne laisser aux femmes que de rares occasions de fournir des preuves publiques de leurs capacités intellectuelles ; par suite,