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même, cet empiriste outré, dit dans son traité sceptique sur l’immortalité, p. 23 : « The metempsychosis is therefore the only system of this kind that philosophy can hearken to. »[1]. Cette doctrine, répandue dans toute la race humaine et aussi évidente pour le sage que pour la foule, rencontre un obstacle dans le judaïsme et dans les deux religions qui en sont sorties, avec leur théorie de la création absolue, à laquelle elles laissent ensuite à l’homme la rude tâche de rattacher la croyance en une permanence éternelle de son être a parte post. Il est vrai, par le fer et le feu, elles ont réussi à expulser de l’Europe et d’une partie de l’Asie cette croyance primitive et consolatrice de l’humanité : reste à savoir encore pour combien de temps ! Toujours est-il que ce succès n’a pas été obtenu sans peine : l’histoire des premiers temps de l’Église l’atteste ; la plupart des hérétiques, par exemple les Simonistes, les Basilidiens, les Valentiniens, les Marcionites, les Gnostiques et les Manichéens, étaient justement attachés à cette vieille croyance. Les Juifs même y ont accédé en partie, au témoignage de Tertullien et de Justin (dans ses Dialogues). Le Talmud raconte que l’âme d’Abel avait passé dans le corps de Seth, puis dans celui de Moïse. Bien plus, le passage de la Bible, Matth., XVI, 13-15, ne reçoit un sens raisonnable que dans l’hypothèse du dogme de la métempsycose. Sans doute Luc, qui le contient aussi (ix, 18-20), ajoute οτι προφητης τις των αρχαιων ανεστη [qu’un des anciens prophètes était ressuscité], insinuant aux Juifs la supposition qu’un ancien prophète pouvait bien encore renaître en chair et en os : mais puisqu’ils le savaient déjà enseveli dans le tombeau depuis six à sept cents ans, et depuis longtemps tombé en poussière, ce serait là une absurdité manifeste. À la transmigration des âmes et à l’expiation qu’elle entraîne de toutes les fautes commises dans une vie antérieure, le christianisme a substitué le dogme du péché originel, c’est-à-dire de l’expiation encourue pour la faute d’un autre individu. Les deux doctrines identifient, et cela dans une intention morale, l’homme d’aujourd’hui avec celui qui a existé auparavant : la transmigration des âmes par une assimilation immédiate, le dogme du péché originel par un rapprochement indirect.

La mort est la grande leçon infligée par le cours des choses à la volonté de vivre, et plus intimement encore à l’égoïsme qui en est

  1. « La métempsycose est par là le seul système de ce genre auquel la philosophie puisse prêter attention. » Ce traité posthume se trouve dans les Essays on suicide and the immortality of the soul, by the late Dav. Hume, Bâle, 1799, sold by James Decker. Cette réimpression de Bâle a ainsi sauvé de la destruction ces deux œuvres de l’un des plus grands penseurs et écrivains anglais, que, dans sa patrie, l’influence dominante d’une bigoterie stupide et des plus méprisables, l’autorité d’une prêtraille toute puissante et hardie avaient fait supprimer, à la honte éternelle de l’Angleterre. Ce sont, sur les deux sujets nommés, des recherches exemptes de toute passion et éclairées par la froide raison.