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la grande majorité des hommes, et même, à dire vrai, comme théorie de toutes les religions, à l’exception du judaïsme et des deux religions qui en sont sorties ; c’est dans le bouddhisme cependant, comme je l’ai déjà dit, qu’on en rencontre l’expression la plus subtile et la plus voisine de la vérité. Ainsi les chrétiens se consolent par l’espérance de se revoir dans un autre monde, où on se retrouve dans une complète individualité, où on se reconnaît aussitôt ; pour les autres religions, au contraire, cette reconnaissance commence à s’opérer dès maintenant, quoique incognito : c’est-à-dire que, dans le cycle des naissances et en vertu de la métempsycose ou de la régénération, les personnes aujourd’hui en relation intime ou en contact avec nous renaîtront en même temps que nous « lors de la prochaine naissance » et seront à notre égard dans des rapports identiques ou du moins analogues et dans des sentiments pareils à ceux d’aujourd’hui, que la nature en soit d’ailleurs amicale ou hostile. (Voyez par exemple Spence Hardy, Manual of Buddhism, p. 162.) Sans doute la reconnaissance se borne ici à un obscur pressentiment, à un souvenir qui, incapable de devenir l’objet d’une conscience expresse, nous reporte à un temps infiniment éloigné — exceptons-en pourtant Bouddha lui-même qui a le privilège de connaître avec précision ses propres naissances antérieures et celles des autres, comme il est écrit dans les Iatakas. — Mais, en fait, à des moments particulièrement favorables, vient-on à saisir d’un coup d’œil purement objectif les actions et les menées des hommes dans la réalité, alors s’impose à nous la conviction intuitive que non seulement au sens des idées (platoniciennes) notre conduite ne cesse jamais d’être et de demeurer la même, mais encore que la génération présente, dans sa véritable essence, est complètement et substantiellement identique à celle qui l’a précédée dans l’existence. En quoi consiste donc cette essence ? C’est la question qui se pose, et la réponse qu’y fait ma théorie est connue. On peut s’expliquer l’apparition dans notre esprit de la susdite conviction intuitive par une intermittence momentanée qui serait survenue dans l’activité de ces deux verres grossissants, le temps et l’espace. — Sur l’universalité de la croyance à la métempsycose, Obry nous dit avec raison, dans son livre excellent Du Nirvana indien, page 13 : « Cette vieille croyance a fait le tour du monde, et était tellement répandue dans la haute antiquité, qu’un docte Anglican l’avait jugée sans père, sans mère et sans généalogie. » (Ths. Burnet, dans Beausobre, Hist. du Manichéisme, II, p. 391.) Déjà enseignée dans les Védas, comme dans tous les livres sacrés de l’Inde, la métempsycose est, chacun le sait, le centre du brahmanisme et du bouddhisme, et elle règne ainsi aujourd’hui encore dans toute la partie de l’Asie non conquise à l’islamisme, c’est-à-dire chez plus de la moitié de la race humaine,