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que seule elle a intérêt à persister, car elle est la volonté de vivre. Le sujet connaissant n’a en soi intérêt à rien ; dans le moi pourtant les deux tendances viennent à s’unir. — Dans tout individu animé la volonté s’est acquis un intellect dont la lumière l’éclaire dans la poursuite de ses fins. Et, pour le dire en passant, peut-être la crainte de la mort vient-elle en partie de la peine que la volonté individuelle éprouve à se séparer de cet intellect qui lui est échu dans le cours naturel des choses, de ce guide et de ce gardien sans lequel elle se sait aveugle et désarmée.

Enfin à cette explication se rattache encore cette expérience morale de tous les jours qui nous apprend à voir dans la volonté l’unique réalité, dans les objets de la volonté au contraire des formes dépendantes de la connaissance, de purs phénomènes, simple écume, simple fumée, semblable au vin que verse Méphistophélès dans la cave d’Auerbach ; à chaque jouissance sensible nous pouvons dire nous aussi : « Il me semblait pourtant que je buvais du vin. »

Les affres de la mort reposent en grande partie sur cette apparence illusoire que c’est le moi qui va disparaître, tandis que le monde demeure. C’est bien plutôt le contraire qui est vrai : le monde s’évanouit ; mais elle persiste, la substance intime du moi, le support et le créateur de ce sujet dont la représentation constituait toute l’existence du monde. Avec le cerveau disparaît l’intellect, et avec l’intellect le monde objectif qui n’en est que la simple représentation. Que dans d’autres cerveaux continue, après comme avant, à vivre et à flotter un monde semblable, c’est chose indifférente par rapport à l’intellect qui s’en va. — Si donc la véritable réalité n’était pas dans la volonté, si l’existence morale n’était pas celle qui s’étendait jusqu’au-delà de la mort, alors, puisque l’intellect s’éteint emportant avec lui le monde qu’il avait créé, l’existence des choses ne serait jamais rien de plus qu’une suite infinie de rêves sombres et courts, sans lien l’un avec l’autre : car la persistance de la nature privée de connaissance consiste uniquement dans la représentation temporelle de la nature connaissante. Quelle serait donc alors la seule réalité dans tout cet univers ? Un esprit du monde qui, sans dessein et sans but, ne rêverait guère que des rêves sombres et accablants.

L’individu en proie aux angoisses de la mort nous offre un spectacle vraiment étrange et qui prêterait même à rire : le maître des mondes, celui qui remplit tout de son être, celui qui confère seul l’existence à tout ce qui est, perd courage et redoute de périr, de s’abîmer dans le gouffre du néant éternel — et en réalité tout est plein de lui, et il n’y a pas de lieu où il ne soit pas, pas d’être dans lequel il ne vive pas ; car ce n’est pas l’existence qui le porte, c’est lui qui est le support de l’existence. C’est lui cependant qui, dans l’individu saisi de la crainte de la mort, se désespère, sous le poids de cette