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de connaître ; placé vis-à-vis de la volonté, comme le spectateur qui l’observe, il ne la connaît, quoique né d’elle, que comme une chose différente de lui-même et étrangère ; il n’en a ainsi qu’une connaissance empirique, temporelle, fragmentaire, la connaissance de ses émotions et de ses actes successifs, il n’en apprend encore les résolutions qu’a posteriori, et par une voie souvent très indirecte. Par là s’explique que notre être propre soit pour nous, c’est-à-dire justement pour notre intellect, une énigme véritable, et que l’individu se regarde comme né depuis peu et périssable, quoique son essence véritable soit indépendante du temps et par là éternelle. Or, si la volonté ne connaît pas, inversement l’intellect, ou sujet de la connaissance, seule et unique partie connaissante de nous, est à jamais incapable de vouloir. On peut donner même de ce fait des preuves toutes physiques ; comme nous l’avons indiqué au second livre, d’après Bichat, les diverses émotions ébranlent directement toutes les parties de l’organisme et en troublent les fonctions ; seul le cerveau n’en est affecté que très indirectement, c’est-à-dire justement à la suite de ces perturbations premières. (De la vie et de la mort, art. 6, § 2.) Or il suit de là que le sujet de la connaissance, considéré en soi et comme tel, ne peut prendre part et intérêt à rien, mais regarde avec indifférence l’être ou le non-être de chaque chose et de son propre individu même. Incapable d’intérêt, pourquoi serait-il donc immortel ? Il finit avec la manifestation temporelle de la volonté, c’est-à-dire avec l’individu, comme il était né avec elle. C’est la lanterne qu’on éteint une fois qu’elle a rempli son office. L’intellect, comme le monde de l’intuition qui n’existe qu’en lui seul, est pur phénomène ; mais que tous deux soient de nature finie, c’est ce qui n’atteint en rien la réalité dont ils sont le phénomène. L’intellect est une fonction du système nerveux cérébral ; or ce système, comme le reste du corps, est la volonté objectivée. Par là, l’intellect repose sur la vie corporelle de l’organisme, et cet organisme lui-même repose à son tour sur la volonté. Le corps organique peut donc, en un certain sens, être regardé comme le chaînon intermédiaire entre la volonté et l’intellect ; et pourtant il n’est, à vrai dire, que la volonté s’offrant dans l’espace à la contemplation de l’intellect. La naissance et la mort sont le renouvellement constant de la conscience de cette volonté dont la nature ne comporte ni commencement ni fin, et qui seule est comme la substance de l’existence (mais chaque renouvellement de ce genre apporte avec soi une nouvelle possibilité de négation du vouloir-vivre). La conscience est la vie du sujet de la connaissance, ou du cerveau, et la mort est le terme de cette vie. De là suit que la conscience est susceptible de fin, toujours nouvelle, toujours prête à recommencer et à renaître. La volonté seule persiste ; mais c’est aussi