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le monde comme volonté et comme représentation

sous la pression des événements agissant sur la volonté ; la première de ces deux qualités est donc la condition de la seconde, elles sont très voisines, très rares aussi et n’existent guère chez les divers individus que d’une manière toute relative. Mais elles sont d’une valeur inestimable, parce qu’elles permettent de faire usage de l’intellect, au moment où l’intervention en est nécessaire, et par là elles confèrent à ceux qui en sont doués une supériorité marquée. Celui qui ne les possède pas reconnaît trop tard ce qu’il aurait dû faire ou dire dans une circonstance donnée. On dit très justement d’une personne qui s’emporte, c’est-à-dire dont la volonté est tellement surexcitée qu’elle supprime le fonctionnement de l’intellect, que cette personne est désarmée[1] : car la connaissance exacte des circonstances et des rapports est notre défense et notre arme dans la lutte contre les choses et les hommes. C’est en ce sens que Balthazar Gracian dit : es la passion enemiga declarada de la cordura (« la passion est l’ennemie déclarée de la prudence »). — Que si l’intellect n’était pas entièrement différent de la volonté, si, comme on l’a cru jusqu’ici, ces deux éléments étaient nus à leur base, fonctions également premières d’un être absolument simple ; en ce cas, l’augmentation de vivacité et d’énergie volontaire qui constitue la passion devrait provoquer dans l’intellect une augmentation d’énergie correspondante. Or, comme nous l’avons vu, ces affections puissantes de la volonté gênent bien plutôt et dépriment l’intellect, — c’est même pourquoi les anciens appelaient la passion animi perturbatio. En réalité, l’intellect ressemble à la surface unie d’une rivière, la masse d’eau elle-même étant la volonté ; les commotions de cette dernière enlèvent toute pureté au miroir qui la reflète, en trouble et en obscurcit les images. L’organisme, lui, est la volonté même matérialisée, c’est-à-dire vue objectivement dans le cerveau : c’est pourquoi les émotions joyeuses, et en général toute émotion vigoureuse, augmentent l’intensité et la rapidité de mainte fonction organique, telle que circulation du sang, respiration, sécrétion de la bile, force musculaire. L’intellect, au contraire, est une pure fonction du cerveau, lequel n’est nourri et soutenu par le reste de l’organisme qu’à titre de parasite : aussi toute perturbation de la volonté, et parallèlement à elle tout trouble de l’organisme, doivent-ils gêner ou paralyser cette fonction encéphalique, qui ne connaît d’autres besoins que le repos et l’alimentation.

Et ce ne sont pas seulement les troubles intellectuels amenés par les passions qui témoignent de l’influence perturbatrice de l’activité

  1. Le mot allemand entrüstet signifie à la fois indigné et désarmé. Il est impossible du traduire exactement ce jeu de mots. (N. du trad.)