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le monde comme volonté et comme représentation

celle du rêveur. — Or maintenant, une fois que la mort a mis fin à une conscience individuelle, serait-il à souhaiter seulement que cette lueur éteinte se rallumât pour continuer à briller à l’infini ? Le contenu de cette conscience n’est en grande partie et même presque toujours qu’un flot de pensées mesquines, terrestres, misérables et d’interminables soucis : puissent-ils donc une bonne fois s’apaiser ! Aussi est-ce avec raison que les anciens gravaient sur leurs pierres tumulaires ces mots : securitati perpetuœ ou bonæ quieti. Et si là même, comme le cas s’est souvent présenté, on voulait désirer la persistance de la conscience individuelle, pour y attacher des récompenses ou des peines ultérieures, c’est qu’on ne se serait au fond proposé autre chose que de concilier la vertu avec l’égoïsme. Or ces deux choses sont à jamais inconciliables ; elles sont radicalement opposées. Elle est, au contraire, bien fondée la conviction immédiate, éveillée en nous à la vue de nobles actions, que l’esprit d’amour qui pousse l’un à épargner ses ennemis, l’autre à prendre au péril même de sa vie les intérêts d’un inconnu, que cet esprit de charité ne s’évanouira jamais et jamais ne sera réduit à néant.

La réponse la plus forte à la question de la permanence de l’individu après la mort se trouve dans la grande théorie kantienne de l’idéalité du temps : c’est là surtout qu’elle se montre justement féconde et riche en conséquences ; elle substitue une démonstration toute théorique, mais rigoureuse, à des dogmes qui, dans un sens ou dans l’autre, mènent à l’absurde, et elle résout ainsi d’un seul coup la plus irritante de toutes les questions métaphysiques. Commencement, fin et durée sont des notions qui n’empruntent leur signification qu’au temps seul et n’ont, par conséquent, de valeur que sous la supposition du temps. Mais le temps n’a pas une existence absolue, il n’est pas l’expression de la manière d’être en soi des choses ; il n’est, au contraire, que la forme de la connaissance que nous avons de notre existence, de notre nature, de celle de toutes les choses, et de là même vient la très grande imperfection de cette connaissance et sa limitation aux simples phénomènes. C’est donc à eux seuls que les idées de fin et de persistance peuvent s’appliquer, et non pas à ce qui se manifeste en eux, à l’essence véritable des choses, par rapport à laquelle de telles notions n’ont plus aucun sens. J’en vois encore une autre preuve dans l’impossibilité de répondre catégoriquement à ce problème qui a pour point de départ ces notions temporelles, et dans les objections frappantes auxquelles prête le flanc et succombe toute assertion faite à ce sujet dans un sens ou dans l’autre. Sans doute on pourrait soutenir que notre être en soi persiste après la mort, parce qu’il est faux qu’il meure ; mais on peut aussi bien prétendre qu’il meurt, parce qu’il est