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de la mort

vement, qu’un point, un présent indivisible et toujours existant ; mais qui peut le comprendre ? Kant a exposé cette vérité avec toute la clarté désirable dans son immortelle théorie de l’idéalité du temps et de l’unique réalité de la chose en soi ; car il en résulte que l’essence propre des choses de l’homme, du monde, réside durable et permanente dans le Nunc stans toujours solide, toujours immobile, et que la succession des phénomènes et des événements est une pure conséquence de la conception que nous nous faisons de cette essence à travers la forme de nos intuitions, au travers du temps. Par conséquent, au lieu de dire aux hommes : « Vous avez commencé avec la naissance, mais vous êtes immortels, » on devrait leur dire : « Non, vous n’êtes pas néant, » et leur enseigner à entendre cette parole au sens de la maxime attribuée à l’Hermès Trismégiste : Το γαρ ον αει εσται (Quod enim est, erit semper.) (Stob., Ecl., I, 43,6.). Et si même alors on n’y réussit pas, si le cœur angoissé fait retentir sa vieille complainte : « Je vois tous les êtres sortir du néant par la naissance et y retomber après un court répit ; de même mon existence, aujourd’hui située dans le présent, ne sera bientôt plus que dans un passé lointain, et je ne serai plus rien », alors la vraie réponse à faire est celle-ci : « N’existes-tu pas ? Ne le possèdes-tu pas, ce présent inestimable, après lequel vous tous, fils du temps, vous aspirez avec tant d’ardeur, ne l’occupes-tu pas maintenant et réellement ? Et comprends-tu comment tu y es parvenu ? Sais-tu si bien les chemins qui t’y ont conduit que tu puisses reconnaître qu’ils doivent t’être fermés par la mort ? L’existence de ton être, après la destruction de ton corps, te semble impossible et inconcevable : mais peut-elle l’être plus pour toi que ton existence actuelle et la route qui t’y a mené ? Pourquoi douter que les voies secrètes qui étaient ouvertes pour toi vers le présent actuel ne le demeurent pas encore vers tout présent à venir ? »

Si des considérations de ce genre sont certainement propres à éveiller la conviction qu’il est en nous quelque chose que la mort ne peut pas détruire, le seul moyen d’obtenir ce résultat est de nous élever à ce point de vue d’où la naissance n’apparait pas comme le commencement de notre existence. De là découle la conséquence suivante : cette partie de nous qui est prouvée résister aux atteintes de la mort n’est pas proprement l’individu ; créé par la génération, portant en soi les caractères du père et de la mère, l’individu se présente, du reste, comme une pure différenciation de l’espèce, et, comme tel, il ne peut être que fini. De même, par conséquent, que l’individu ne garde aucun souvenir de son existence d’avant la naissance, de même il ne peut, après la mort, en conserver aucun de son existence présente. Or c’est dans la conscience que chaque homme place son moi, ce moi lui apparaît donc comme