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du primat de la volonté dans notre conscience

jusqu’à ce jour, c’était l’essence intime et première de ce qu’on appelle l’âme, ou de l’homme interne comme tel. Car comment l’essence première pourrait-elle, dans sa fonction immédiate et propre, être sujette à tant d’erreurs et de fautes ? — L’élément vraiment premier dans la conscience humaine, la volonté fonctionne toujours parfaitement ; tout être veut sans relâche, veut résolument et avec vigueur. Ce serait se placer à un point de vue tout à fait faux que de considérer comme une imperfection de la volonté ce qu’il y a d’immoral en elle : la moralité a sa source véritable par delà la nature et se trouve en contradiction avec les maximes de conduite purement empiriques[1]. Aussi entre-t-elle en conflit avec la volonté naturelle qui, en elle-même, est foncièrement égoïste ; et qui plus est, le développement rigoureux de la moralité supprime cette volonté personnelle. Je renvoie à cet égard à notre quatrième livre et à mon mémoire couronné Du Fondement de la morale.

V. — À l’appui de notre affirmation, suivant laquelle la volonté est l’élément réel et essentiel de l’homme, et l’intellect l’élément secondaire, dérivé et déterminé, je montrerai encore comment ce dernier ne peut accomplir intégralement et exactement sa fonction qu’autant que la volonté se tait et demeure suspendue. Toute excitation sensible de la volonté le trouble, et quand elle intervient dans ses opérations, elle en fausse le résultat. Mais l’intellect, lui, n’est pas pour la volonté un obstacle analogue. Ainsi la lune ne peut pas exercer son action, quand le soleil est à l’horizon, et toutefois elle-même ne gêne en rien le soleil.

Souvent une grande frayeur nous fait tellement perdre connaissance que nous demeurons comme pétrifiés, ou que du moins nous agissons d’une manière absurde : ainsi, environnés d’un incendie, nous allons nous jeter au milieu même des flammes. Dans la colère, nous ne savons plus ce que nous faisons, encore moins ce que nous disons. La passion, justement nommée aveugle, nous rend incapables de prendre en considération les arguments d’autrui, de rassembler même les nôtres et de les coordonner. La joie nous ôte toute réflexion, tout scrupule, toute hésitation timide le désir agit presque dans le même sens. La crainte nous empêche de voir et de saisir les moyens de salut qui se présentent encore et qui souvent sont à portée de notre main. Aussi, lorsqu’il s’agit d’affronter des dangers subits ou de lutter contre des adversaires et des ennemis, les armes les plus solides sont-elles le sang-froid et la présence d’esprit. Le sang-froid c’est la volonté se taisant, afin que l’intellect puisse agir ; la présence d’esprit, c’est l’activité paisible et libre de l’intellect,

  1. Mot à mot : avec les énonciations de la nature, c’est-à-dire les règles de conduite empruntées à l’expérience.