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de la mort

s’acquiert peut-être à moins bon compte ; ce n’en est pas moins la seule vraie, la seule suffisante.

Kant, par sa méthode subjective, a mis en lumière cette vérité précieuse, quoique négative, que le temps ne saurait appartenir à la chose en soi, parce qu’il existe préformé dans notre faculté de comprendre. Or la mort est la fin temporelle du phénomène temporel ; mais le temps une fois supprimé, il n’y aura plus de fin, et ce mot perdra toute signification. Pour moi, je m’efforce maintenant, par la voie objective, de montrer le côté positif de la question, de montrer que la chose en soi demeure garantie contre les atteintes du temps, contre ce qui n’est possible que par le temps, contre la naissance et la mort, et que les phénomènes temporels ne pourraient même pas posséder cette existence sans cesse fugitive et si voisine du néant, sans renfermer en soi un germe d’éternité. L’éternité est, à vrai dire, une notion qui n’a aucune intuition pour fondement : le contenu de ce concept est, par là, purement négatif ; la signification en est l’indépendance à l’égard du temps. Le temps, néanmoins, n’est que la simple image de l’éternité, ο χρονος εικων του αιωνος, comme l’a dit Plotin ; et de même notre existence temporelle n’est que la simple image de notre être en soi. Celui-ci doit être situé dans l’éternité, justement parce que le temps n’est que la forme de notre connaissance ; et c’est au temps seul que nous devons de connaître notre existence et celle de toutes choses comme périssable, finie et vouée à l’anéantissement.

Dans le second livre, j’ai développé cette opinion que l’objectivité adéquate de la volonté en tant que chose en soi est, à chacun de ses degrés, l’idée platonicienne ; de même, au troisième livre, que les idées des êtres ont pour corrélatif le sujet pur de la connaissance et qu’en conséquence la connaissance de ces idées ne s’acquiert que par exception, dans des conditions favorables toutes particulières et pour un moment. Au contraire, pour la connaissance individuelle et par suite temporelle, l’idée se présente sous la forme de l’espèce (species), qui n’est que l’idée déployée et étendue par son introduction dans le temps. Par là l’espèce est l’objectivation la plus immédiate de la chose en soi, c’est-à-dire de la volonté de vivre. L’essence intime de tout animal et de l’homme même a donc pour siège l’espèce : c’est dans l’espèce, et non pas certes dans l’individu que prend racine, pour croître avec tant d’énergie et d’ardeur la volonté de vivre. L’individu au contraire ne contient que la conscience immédiate : de là l’illusion par laquelle il se croit différent de l’espèce, et de là aussi sa crainte de la mort. Par rapport à l’individu, la volonté de vivre se manifeste dans la faim et la crainte de la mort ; par rapport à l’espèce, dans l’instinct sexuel et les soins passionnés pour la progéniture. En conformité de quoi nous voyons