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le monde comme volonté et comme représentation

Il ne convient pas moins de citer le passage si curieux et surprenant par la place qu’il occupe de Jacques le Fataliste de Diderot : « Un château immense, au frontispice duquel on lisait : « Je n’appartiens à personne, et j’appartiens à tout le monde : vous y étiez avant que d’y entrer, vous y serez encore quand vous en sortirez. »

Sans doute, au sens où l’homme, par la naissance, sort du néant, il est ramené au néant par la mort. Mais apprendre à connaître dans sa nature propre ce néant, voilà qui serait intéressant : car il suffit d’une perspicacité même médiocre pour reconnaître que ce néant empirique n’est nullement un néant absolu, c’est-à-dire un néant dans tous les sens. Nous sommes déjà amenés à cette manière de voir par l’observation empirique que toutes les qualités distinctives des parents se retrouvent dans l’enfant, et ont ainsi survécu à la mort. Mais c’est un sujet auquel je consacrerai un chapitre spécial.

Il n’est pas de plus frappant contraste qu’entre la fuite irrésistible du temps avec tout son contenu qu’il emporte et la raide immobilité de la réalité existante, toujours une, toujours la même en tout temps. Et si, de ce point de vue, on envisage bien objectivement les accidents immédiats de la vie, le Nunc stans nous apparaîtra visible et clair au centre de la roue du temps. — Pour un œil doué d’une vie incomparablement plus longue et capable d’embrasser d’un seul regard la race humaine, dans toute sa durée, la succession incessante de la naissance et de la mort ne se manifesterait que comme une vibration continue : il ne lui viendrait donc pas à l’idée de voir là un devenir perpétuel allant du néant au néant ; mais, de même qu’à notre regard la lueur qui tourne d’un mouvement de rotation précipité fait l’effet d’un cercle immobile, de même que le ressort animé de vibrations rapides paraît un triangle fixe, et la corde qui oscille, un fuseau, de même l’espèce lui apparaîtrait comme la réalité existante et durable, la mort et la naissance comme de simples vibrations.

Nous ne cesserons pas d’avoir ces notions fausses sur l’indestructibilité de notre être véritable par la mort, tant qu’au lieu de nous résoudre à commencer par étudier cette persistance chez les animaux nous nous en arrogerons à nous seuls une toute spéciale, sous le nom ambitieux d’immortalité. Or cette prétention et l’étroitesse de vue d’où elle procède suffisent à expliquer l’opiniâtreté avec laquelle la plupart des hommes se refusent à admettre cette

    pour toujours dans le Nunc stans, tandis que c’est tantôt ceci, tantôt cela qui se manifeste seulement aux regards, et on comprendra alors ce que veut vraiment dire l’objectivation de la volonté de vivre. — La principale raison de l’agrément que nous trouvons aux tableaux de genre est aussi dans la fixité qu’ils donnent aux scènes fugitives de la vie. — C’est du sentiment de la vérité ci-dessus énoncée qu’est sorti le dogme de la métempsycose.