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le monde comme volonté et comme représentation

universelle dans la nature, forme réalisée en toute chose, dans le cours des astres comme dans la mort et dans la naissance des êtres organisés, et par là seule capable, au milieu du flux incessant du temps et de son contenu, de servir de fondement à une existence durable, c’est-à-dire à une nature.

Contemplez en automne le petit monde des insectes : vous verrez l’un se disposer un lit pour y dormir le long et engourdissant sommeil de l’hiver ; l’autre tisser sa coque pour y passer l’hiver sous forme de chrysalide et se réveiller un jour, au printemps, plus parfait et plus jeune ; la plupart enfin, prêts à prendre leur repos dans les bras de la mort, ne s’inquiéter que d’aménager un abri convenable à l’œuf d’où ils renaîtront un jour sous une forme nouvelle. Qu’est-ce là, sinon la grande doctrine de l’immortalité de la nature, bien faite pour nous suggérer l’idée qu’entre le sommeil et la mort il n’y a pas de différence radicale, mais que l’une n’est pas pour l’existence un plus grand danger que l’autre ? Le soin de l’insecte à préparer une cellule, une petite fosse ou un nid, à y déposer son œuf avec des aliments pour la larve destinée à en sortir à la venue du printemps, puis à mourir ensuite tranquille, ce soin, dis-je, ressemble trait pour trait à celui d’un homme qui prépare dès le soir ses vêtements et son déjeuner du lendemain, et va ensuite dormir sans souci ; et les deux choses seraient également impossibles et dénuées de fondement, si en soi et dans sa véritable essence l’insecte qui meurt à l’automne n’était pas identique à celui qui se glisse hors de l’œuf au printemps, comme l’homme qui se met au lit est identique à celui qui se lève le lendemain.

Ces considérations achevées, revenons maintenant à nous-mêmes et à notre espèce, et, jetant alors nos regards en avant, bien loin dans l’avenir, cherchons à nous représenter les générations futures et les millions d’individus qu’elles comprennent, avec leurs coutumes, avec leurs modes si étrangères aux nôtres. Puis supposons qu’au milieu de nos réflexions surgisse cette question : « Mais d’où viendront tous ces hommes ? Où sont-ils maintenant ? Où est le vaste sein du néant gros de mondes qui les renferme encore, les races à venir ? » La vraie réponse, celle qu’il faudrait faire en souriant à une telle demande, ne serait-elle pas celle-ci ? « Et où seraient-elles autre part que là seulement où toujours le réel a été et sera, dans le présent et dans son contenu, par suite en toi, questionneur dupe de l’apparence, et bien semblable, dans cette ignorance de ton être propre, à cette feuille d’arbre qui, jaunie à l’automne et déjà presque tombée, pleure sa disparition, sans vouloir se consoler par la perspective de la verdure nouvelle dont l’arbre se revêtira au printemps, et qui dit en gémissant : « Non, ce n’est plus moi ! Ce sont de tout autres feuilles ! — Ô feuille insensée ! Où prétends-tu donc