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le monde comme volonté et comme représentation

vieillesse, ce n’est pas à l’âge comme tel qu’il faut les attribuer, mais à ce surmenage continu et tyrannique de l’intellect. C’est ce qui explique que Swift devint fou, que Kant tomba en enfance, que Walter Scott, Wordsworth, Southey et beaucoup de génies de second ordre finirent dans une torpeur absolue de la pensée. Gœthe conserva jusqu’à la fin de ses jours la clarté, la vigueur et l’activité de l’esprit, parce que, homme du monde et courtisan, il ne se forçait jamais à un travail intellectuel. Cela est vrai aussi de Wieland, de Knebel mort à quatre-vingt-onze ans et de Voltaire. D’où il appert que l’intellect, pur instrument, est extrêmement secondaire et physique. C’est pourquoi aussi il a besoin, pendant un tiers presque de sa durée, de suspendre entièrement son activité dans le sommeil, c’est-à-dire le repos du cerveau. Car l’intellect est une simple fonction de ce dernier ; le cerveau lui est antérieur au même titre que l’estomac à la digestion, le corps à l’impulsion qu’il subit ; c’est parallèlement à ce cerveau que dans la vieillesse il se flétrit et s’épuise. — La volonté, au contraire, comme chose en soi, n’est jamais paresseuse ; absolument infatigable, ayant pour essence l’activité, elle ne cesse jamais de vouloir, et lorsque, dans le sommeil profond, elle est abandonnée par l’intellect ; quand, privée de motifs, elle ne peut pas agir au dehors, elle ne cesse pourtant pas de s’exercer comme force vitale ; elle n’en dirige que plus à l’aise l’économie interne de l’organisme, et, comme vis medicatrix naturæ, elle ramène à l’ordre les irrégularités qui ont pu s’y glisser. Car elle n’est pas comme l’intellect une fonction du corps, c’est le corps qui est la fonction de la volonté ; aussi lui est-elle antérieure en fait, puisqu’elle en est le substratum métaphysique, puisqu’elle est l’absolu de ce phénomène. Cette activité infatigable, la volonté la communique, pour la durée de cette vie, au cœur, ce primum mobile de l’organisme qui, pour cette raison même, est devenu le symbole et le synonyme de la volonté. Celle-ci ne s’évanouit pas non plus avec l’âge ; elle ne cesse pas, dans la vieillesse, de vouloir ce qu’elle a toujours voulu, je dis plus, elle devient plus ferme et plus inflexible qu’elle ne l’a été pendant la jeunesse, elle se fait plus irréconciliable, plus obstinée et plus indocile à mesure que diminue la vigueur de l’intellect, et c’est uniquement, en mettant à profit la faiblesse de ce dernier, qu’on peut avoir alors quelque prise sur la volonté.

Eh bien ! cette faiblesse et cette imperfection ordinaires de l’intellect, telles qu’elles se manifestent dans le manque de jugement, l’étroitesse, la sottise et la stupidité de la plupart des hommes, cette faiblesse et cette imperfection, dis-je, seraient absolument inexplicables, si l’intellect n’était pas une faculté secondaire, une superfétation, un instrument, si, comme les philosophes l’ont admis