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le monde comme volonté et comme représentation

respiration, le battement du pouls, le déploiement de chaleur. On en peut conclure que l’arrêt complet des fonctions vitales doit procurer un singulier soulagement à la force motrice qui y préside, et peut-être ce soulagement contribue-t-il pour une certaine part à l’expression de douce satisfaction répandue sur le visage de la majorité des morts. D’une façon générale, l’instant même du passage de la vie à la mort est comparable au réveil d’un lourd sommeil, chargé de visions et de cauchemars.

Un point est acquis jusqu’ici : quelque crainte qu’elle inspire, la mort ne peut être, à proprement parler, un mal. Mais souvent même elle apparaît comme un bien, comme un bonheur appelé de tous nos vœux, elle est une véritable amie. Pour tous les êtres qui, entravés dans leur existence ou dans leurs efforts, se sont heurtés à des obstacles insurmontables, pour tous ceux qui souffrent de maladies incurables ou d’un inconsolable chagrin, il est un dernier refuge, une retraite qui presque toujours s’offre d’elle-même à eux : ils peuvent rentrer dans le sein de la nature, d’où ils étaient sortis pour un instant, comme toute chose, alléchés par l’espérance de conditions d’existence plus favorables que celles qu’ils ont rencontrées ; ils peuvent reprendre cette même route, restée toujours ouverte devant eux. Ce retour, c’est la cessio bonorum du vivant. Cependant, même alors, ce retour ne s’opère qu’après une lutte physique ou morale : tant est vive la répugnance de chaque être à rentrer dans l’état qu’il a quitté avec tant de facilité et l’empressement pour une existence si riche en souffrances et si pauvre en joies ! — Les Hindous donnent au Dieu de la mort, Yama, deux visages : l’un horrible et effroyable, l’autre aimable et bienveillant. Les considérations qui précèdent nous fournissent déjà en partie l’explication de cette coutume.

Sur le terrain de l’expérience, où nous ne cessons pas de nous maintenir, s’offre encore d’elle-même la considération suivante, bien digne d’être précisée par quelques éclaircissements et d’être par là ramenée à sa juste mesure. La vue d’un cadavre m’apprend que la sensibilité, l’irritabilité, la circulation du sang, la reproduction, etc., y ont pris fin. Le principe actif qui présidait aux fonctions, tout en me restant toujours inconnu, a donc cessé d’agir dans ce corps et s’en est séparé ; je le puis conclure avec certitude. — Irai-je maintenant ajouter que ce principe doit avoir été justement ce que j’ai connu comme simple conscience, par suite comme intelligence (l’âme) ? Ce serait là une conclusion non seulement illégitime, mais encore d’une fausseté évidente. Toujours, en effet, la conscience s’est révélée à moi non comme cause, mais comme produit et résultat de la vie organique ; toujours elle en a suivi la marche ascendante ou descendante aux différents âges de l’existence,