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de la mort

goûté la vie, nous l’avons trouvée préférable à tous les biens ? Certes non ; nous l’avons déjà brièvement expliqué plus haut : l’expérience faite aurait pu bien plutôt éveiller en nous une aspiration infinie vers le paradis perdu du non-être. Ajoutons qu’à l’espérance de l’immortalité de l’âme se rattache toujours celle d’un monde meilleur, preuve que le monde actuel ne vaut pas grand’chose. — Malgré tout, dans les discussions orales et dans les livres, on a, à coup sûr, soulevé mille fois plus souvent la question de notre état après la mort que celle de notre état avant la naissance. En théorie pourtant la seconde est un problème aussi naturel, aussi légitime que l’autre, et y répondre serait un moyen de voir également clair dans la première. Que de belles déclamations ne possédons-nous pas sur tout ce qu’il y a de choquant dans l’idée que l’esprit de l’homme, cet esprit capable d’embrasser le monde, plein de hautes et excellentes pensées, devrait être plongé dans la tombe avec le corps ! Mais cet esprit a laissé se passer toute une infinité de temps avant de naître avec ses attributs ; le monde, durant tout ce temps, a dû se tirer d’affaire sans lui, et de tout cela nous n’entendons mot. Et pourtant est-il une question qui se pose à la connaissance non corrompue par la volonté plus naturellement que celle-ci : « Il s’est écoulé un temps infini avant ma naissance : qu’étais-je donc pendant tout ce temps ? » — La métaphysique pourrait fournir cette réponse : « J’étais toujours moi, c’est-à-dire que tous ceux qui disaient alors moi, tous ceux-là étaient moi. » Mais détournons-nous des considérations de cette sorte, pour nous en tenir jusqu’à nouvel ordre à notre point de vue tout empirique, et admettons que je n’aie pas existé. Mais alors je puis me consoler de ce temps infini où je ne serai plus après ma mort, à l’idée de ce temps infini où je n’ai déjà pas été, comme d’un état bien connu de moi et non sans charmes. Car l’infinité a parte post où je ne serai pas ne peut pas plus m’effrayer que l’infinité a parte ante où je n’étais pas ; rien en effet ne les sépare que l’interposition du songe éphémère de la vie. De même, toutes les preuves amassées en faveur de la continuation de l’existence après la mort se peuvent aussi bien retourner in partem ante, pour démontrer alors l’existence avant la vie : hindous et bouddhistes l’admettent, conséquents ainsi avec eux-mêmes. Seule l’idéalité kantienne du temps résout toutes ces énigmes ; mais ce n’est pas encore le moment d’en parler. Une conclusion ressort de ce qui précède : c’est qu’il n’est pas moins absurde de déplorer le temps où on ne sera plus, qu’il le serait de regretter celui où on n’était pas encore ; car, entre le temps que ne remplit pas notre existence et celui qu’elle remplit, existe-t-il un rapport d’avenir ou un rapport de passé ? C’est ce qui importe bien peu.