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de la métaphysique et de la musique

gelée. L’origine en remonte à Gœthe qui aurait dit, d’après Eckermann (Conversations, vol. II, p. 88) : « J’ai retrouvé dans mes papiers une page où j’appelle l’architecture une musique figée ; et en effet l’architecture a quelque chose de cela : la disposition d’esprit qu’elle éveille est parente de l’impression produite par la musique. » Selon toute vraisemblance, Gœthe avait laissé tomber bien auparavant cette saillie dans la conversation, et, nous le savons, il n’a jamais manqué de gens pour ramasser ce qu’il laissait tomber et en faire plus tard parade eux-mêmes. Du reste, quoi qu’ait pu dire Gœthe, cette analogie de la musique avec l’architecture que j’ai ramenée à son seul fondement véritable, c’est-à-dire à l’analogie du rythme et de la symétrie, ne s’étend qu’à la forme extérieure, et nullement à l’essence intime des deux arts, que sépare un abîme ; il serait même ridicule de vouloir rapprocher, pour le fond, le plus limité et le plus faible du plus large et du plus puissant de tous les arts. Comme amplification de l’analogie signalée, on pourrait ajouter encore que, lorsque la musique, prise d’une sorte d’accès d’indépendance, saisit l’occasion d’un point d’orgue pour s’arracher à la contrainte du rythme et s’abandonner au libre caprice d’une cadence figurée, ce morceau de musique sans rythme est analogue à une ruine privée de symétrie. Dans le langage hardi de la boutade précédente, on pourrait nommer cette ruine une cadence pétrifiée.

Le rythme une fois expliqué, j’ai maintenant à montrer comment l’essence de la mélodie consiste dans le désaccord et la réconciliation toujours renouvelés de l’élément rythmique avec l’élément harmonique. L’élément rythmique suppose une mesure donnée ; de même l’élément harmonique suppose le ton fondamental : il consiste ensuite à s’en écarter, à parcourir tous les sons de la gamme, jusqu’à ce qu’il atteigne, après des évolutions plus ou moins longues, un degré harmonique, le plus souvent la dominante ou la sous-dominante, qui lui procure un demi-repos. Puis il revient par un chemin d’égale longueur, au ton fondamental, où il trouve le repos parfait. Mais ces deux circonstances, l’arrivée au susdit degré et le retour au ton fondamental, doivent encore coïncider avec certains moments du rythme privilégiés, sans quoi l’effet est manqué. Ainsi, de même que la suite harmonique des sons demande certaines notes, la tonique d’abord, puis la dominante, etc. ; de même le rythme exige de son côté certains temps, certaines mesures et parties de mesures en nombre fixe, que l’on appelle les temps forts, favorables ou accentués, par opposition aux temps faibles, contraires ou non accentués. Or, il y a désaccord entre les deux éléments lorsque les exigences d’un seul des deux sont satisfaites ; il y a réconciliation lorsque les exigences des deux sont satisfaites à la fois