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de la métaphysique et de la musique

Jetons maintenant un regard sur la musique purement instrumentale. Une symphonie de Beethoven nous présente la plus grande confusion, fondée pourtant sur l’ordre le plus parfait, le combat le plus violent qui, l’instant d’après, se résout en la plus belle des harmonies : c’est la rerum concordia discors, image complète et fidèle de la nature du monde qui roule dans un chaos immense de formes sans nombre et se maintient par une incessante destruction. Nous entendons en même temps dans cette symphonie la voix de toutes les passions, de toutes les émotions humaines ; joie et tristesse, affection et haine, crainte et espérance, etc., y sont exprimées en nuances infinies, mais toujours en quelque sorte in abstracto et sans distinction aucune : c’en est la forme seule, sans la substance, comme un monde de purs esprits sans matière. Il est vrai, nous sommes toujours portés à donner une réalité à ce que nous entendons, à revêtir ces formes, par l’imagination, d’os et de chair, à y voir toutes sortes de scènes de la vie et de la nature. Mais, en somme, nous ne parvenons ainsi ni à les mieux comprendre, ni à les mieux goûter, et nous ne faisons que les surcharger d’un élément hétérogène et arbitraire : aussi vaut-il mieux saisir cette musique dans toute sa pureté immédiate.

Je n’ai jusqu’ici, comme dans le premier volume, envisagé la musique que par son côté métaphysique, c’est-à-dire par rapport à la signification intime de ses œuvres. Il convient aussi de soumettre à un examen général les moyens qui lui servent à les réaliser pour agir sur notre esprit, et de montrer par suite l’union de cette partie métaphysique de la musique avec la partie physique que la science a suffisamment étudiée et connaît aujourd’hui. — Je pars de la théorie généralement admise et que de récentes objections n’ont pu ébranler en rien : l’harmonie des sons repose toujours sur la coïncidence des vibrations ; pour deux notes qui résonnent en même temps, cette coïncidence se produira à chaque deuxième, troisième ou quatrième vibration, et les notes deviennent alors octaves, quintes ou quartes l’une de l’autre, etc. Tant que les vibrations de deux notes offrent un rapport rationnel et exprimable en un petit nombre, leur coïncidence se répète à plusieurs reprises et nous permet de les embrasser dans notre aperception : les sons se fondent l’un dans l’autre et forment un accord. Le rapport est-il au contraire irrationnel, ne peut-il s’énoncer que par de gros chiffres, nous ne pouvons plus saisir de coïncidence, les vibrations obstrepunt sibi perpetuo, se refusent à être enveloppées dans notre appréhension, il y a dissonance.

Il résulte de cette théorie que la musique est un moyen de rendre perceptibles des rapports numériques rationnels et irrationnels, non pas, comme l’arithmétique, à l’aide de concepts abstraits, mais