Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
257
de l’histoire

humain brisée et morcelée sans cesse par la mort : elle permet à l’arrière-neveu de reprendre et d’épuiser la pensée conçue par l’aïeul ; elle remédie à la dissolution du genre humain et de sa conscience en un nombre infini d’individus éphémères, et elle brave ainsi le temps qui s’envole dans une fuite irrésistible avec l’oubli son compagnon. Les monuments de pierre ne servent pas moins à cette fin que les monuments écrits, et leur sont en partie antérieurs. Croira-t-on en effet que les hommes qui ont dépensé des sommes infinies, qui ont mis en mouvement les forces de milliers de bras, durant de longues années, pour construire ces pyramides, ces monolithes, ces tombeaux creusés dans le roc, ces temples et ces palais, debout depuis des siècles déjà, n’aient eu en vue que leur propre satisfaction, le court espace d’une vie, qui ne suffisait pas à leur faire voir la fin de ces travaux, ou encore le but ostensible que la grossièreté de la foule les obligeait à alléguer ? — Leur intention véritable, n’en doutons pas, était de parler à la postérité la plus reculée, d’entrer en rapport avec elle et de rétablir ainsi l’unité de la conscience humaine. Les Hindous, les Égyptiens, les Grecs même et les Romains calculaient leurs constructions pour des milliers d’années, parce qu’une culture supérieure avait élargi leur horizon ; le moyen âge et les temps modernes n’ont eu en vue dans leurs édifices que quelques siècles au plus ; la raison en est aussi pourtant qu’on s’en remettait plutôt à l’écriture, devenue d’un usage plus général, surtout depuis qu’elle avait donné naissance à l’imprimerie. Mais même ces monuments plus récents expriment l’ardent désir de communiquer avec la postérité, et il y a honte à les détruire ou à les défigurer pour les faire servir à des fins inférieures et utiles. Les monuments écrits ont à craindre moins des éléments, mais plus de la barbarie, que les monuments de pierre ; ils produisent aussi plus d’effet. Les Égyptiens, en couvrant leurs édifices d’hiéroglyphes, ont voulu réunir les deux sortes d’avantages ; ils sont même allés jusqu’à y joindre des peintures, pour le cas où les hiéroglyphes viendraient à n’être plus compris.