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du primat de la volonté dans notre conscience

lution, résolution qui n’est au fond pourtant qu’une promesse faite par la volonté à l’intellect, nous conservons dans notre for intime des doutes tacites et inavoués ; nous nous demandons, si cette décision est bien sérieuse, si nous n’hésiterons ou ne reculerons pas au moment de l’exécution, si nous aurons assez de fermeté et de persévérance pour aller jusqu’au bout. Il ne faudra rien moins que le fait accompli pour nous convaincre de la sincérité de notre résolution.

Tous ces exemples témoignent de la diversité absolue de la volonté et de l’intellect, du primat de celle-là, de la position subordonnée de l’autre.

IV. — L’intellect se fatigue, la volonté est infatigable. Après un travail de tête soutenu, on ressent une fatigue au cerveau, comme on en ressent une au bras après un travail physique soutenu. Toute connaissance est liée à l’effort ; la volonté au contraire est notre essence la plus intime et les manifestations s’en opèrent sans peine, avec une entière spontanéité. Aussi, quand notre volonté est fortement affectée, et c’est ce qui se produit pour toutes les passions, la colère, la vanité, le désir, la tristesse, et que nous sommes obligés d’exercer nos fonctions de connaissance, dans l’intention, par exemple, de redresser les motifs de ces passions, nous sommes en quelque sorte obligés de nous faire violence pour nous livrer à ce travail, violence qui atteste le passage de l’activité originaireμ naturelle, autonome, à l’activité dérivée, médiate, forcée. Car la volonté seule est αὐτόματος et conséquemment ἀϰάματος ϰαὶ ἀγέρατος ἥματα πάντα (lassitudinis et senii expers in sempiternum). Lui seul exerce son activité sans provocation, et par cela même souvent trop tôt ou sans mesure, et ne connaît pas la fatigue. Des nourrissons, qui montrent à peine une première et faible trace d’intelligence, sont déjà pleins d’entêtement ; ils se démènent furieusement et crient sans raison aucune, tout simplement parce qu’ils débordent d’un besoin de vouloir, et que leur volonté n’a pas encore d’objet ; ils veulent, sans savoir ce qu’ils veulent. Cabanis remarque dans le même sens « toutes ces passions, qui se succèdent d’une manière si rapide et se peignent avec tant de naïveté sur le visage mobile des enfants. Tandis que les faibles muscles de leurs bras et de leurs jambes savent encore à peine former quelques mouvements indécis, les muscles de leur face expriment déjà par des mouvements distincts presque toute la suite des affections générales propres à la nature humaine ; et l’observateur attentif reconnaît facilement dans ce tableau les traits caractéristiques de l’homme futur. » (Rapports du Physique et du Moral, vol. I, p. 123.) L’intellect, au contraire, se développe lentement, parallèlement à l’évolution du cerveau, à la maturité de l’organisme