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le monde comme volonté et comme représentation

subjective de ma connaissance, et celle-ci ne mérite le nom de générale que pour être superficielle. Je puis très bien savoir d’une manière générale que la guerre de Trente ans a été une guerre de religion du xvii siècle, mais cette connaissance toute générale ne me permet de rien dire de plus précis sur le cours même de cette guerre. — Le même contraste persiste en ce qui est de la certitude : dans les sciences véritables l’individuel et le particulier est ce qu’il y a de plus certain, puisqu’ils sont dus à une perception immédiate ; les vérités générales n’en sont tirées au contraire que par abstraction ; l’erreur peut donc s’y être glissée plus facilement. Dans l’histoire c’est l’inverse : ce qui est le plus général est aussi le plus certain, par exemple les périodes de temps, la succession des rois, les révolutions, les guerres, les conclusions de traités de paix ; au contraire, le détail des événements et de leur enchaînement est moins sûr, et l’est d’autant moins que l’on pénètre plus loin dans le particulier. Aussi l’histoire, plus intéressante à mesure qu’elle est plus spéciale, devient en même temps d’autant plus suspecte, et se rapproche alors à tous égards du roman. — On célèbre beaucoup le pragmatisme de l’histoire : pour en apprécier la juste valeur, il suffit de se rappeler qu’on ne comprend parfois les événements de sa propre vie, qu’on n’en saisit la connexion véritable que vingt ans plus tard, et cependant on possède toutes les données nécessaires : tant il est difficile de démêler l’action des motifs, compliquée sans cesse par l’intervention du hasard et dissimulée sous des intentions secrètes. — Si l’histoire n’a proprement pour objet que le particulier, le fait individuel, et le tient pour la seule réalité, elle est tout l’opposé et la contre-partie de la philosophie, qui considère les choses au point de vue le plus général et a pour matière expresse ces principes universels, toujours identiques dans tous les cas particuliers ; dans le particulier elle ne remarque que les principes, et n’attribue pas la moindre importance aux formes différentes qu’ils revêtent : φιλοκαθολου γαρ ο φιλοσοφος (generalium amator philosophus). L’histoire nous enseigne qu’à chaque moment il a existé autre chose ; la philosophie s’efforce au contraire de nous élever à cette idée que de tout temps la même chose a été, est et sera. En réalité l’essence de la vie humaine comme de la nature est tout entière présente en tout lieu, à tout moment, et n’a besoin, pour être reconnue jusque dans sa source, que d’une certaine profondeur d’esprit. Mais l’histoire espère suppléer à la profondeur par la largeur et par l’étendue : tout fait présent n’est pour elle qu’un fragment, que doit compléter un passé d’une longueur infinie et auquel se rattache un avenir non moins infini lui-même. Telle est l’origine de l’opposition entre les esprits philosophiques et historiques : ceux-là veulent sonder, ceux-ci veulent énumérer jusqu’au