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de l’histoire

part elle ne connaît le particulier par le moyen de l’universel, mais elle doit saisir immédiatement le fait individuel, et, pour ainsi dire, elle est condamnée à ramper sur le terrain de l’expérience. Les sciences réelles au contraire planent plus haut, grâce aux vastes notions qu’elles ont acquises, et qui leur permettent de dominer le particulier, d’apercevoir, du moins dans de certaines limites, la possibilité des choses comprises dans leur domaine, de se rassurer enfin aussi contre les surprises de l’avenir. Les sciences, systèmes de concepts, ne parlent jamais que des genres ; l’histoire ne traite que des individus. Elle serait donc une science des individus, ce qui implique contradiction. Il s’ensuit encore que les sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l’histoire rapporte ce qui a été une seule fois et n’existe plus jamais ensuite. De plus, si l’histoire s’occupe exclusivement du particulier et de l’individuel, qui, de sa nature, est inépuisable, elle ne parviendra qu’à une demi-connaissance toujours imparfaite. Elle doit encore se résigner à ce que chaque jour nouveau, dans sa vulgaire monotonie, lui apprenne ce qu’elle ignorait entièrement. — Si l’on venait objecter qu’il y a aussi dans l’histoire subordination du particulier au général, par le moyen des périodes de temps, des règnes et autres changements de chefs et d’États, bref par le moyen de tous les grands événements qui trouvent place sur les tablettes de l’historien, l’objection reposerait sur une conception erronée de la notion du général. Car cette soi-disant généralité de l’histoire est purement subjective, c’est-à-dire ne tient qu’à l’insuffisance de notre connaissance individuelle des choses ; elle n’est pas objective, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une notion dans laquelle la pensée embrasse réellement une collection d’objets. Ce qu’il y a même de plus général dans l’histoire n’est toujours en soi qu’un fait individuel et isolé ; tel un long espace de temps, un événement capital ; le rapport du particulier à cette notion générale est ici celui de la partie au tout, et non celui du cas à la règle, comme dans toutes les sciences proprement dites, qui fournissent des concepts et non pas de simples faits. De là provient, dans ces dernières, la possibilité de déterminer avec précision le cas particulier actuel, grâce à la connaissance exacte du principe général. Je connais par exemple les lois générales du triangle ; je pourrai énoncer aussi les propriétés d’un triangle donné ; et les caractères communs à tous les mammifères, par exemple la division du cœur en deux ventricules, la présence de sept vertèbres cervicales, des poumons, du diaphragme, de la vessie urinaire, des cinq sens, etc. ; je puis tous les affirmer de la chauve-souris inconnue que je viens de saisir, même avant de la disséquer. Mais il n’en est pas de même dans l’histoire : il n’y a pas ici de généralité objective des concepts, il n’y a plus qu’une généralité