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CHAPITRE XXXVIII[1]
DE L’HISTOIRE


Dans le passage ci-dessous indiqué du premier volume j’ai longuement montré comment et pourquoi la poésie sert plus que l’histoire à la connaissance de la nature humaine : il y aurait en ce sens à attendre plus de leçons véritables de la première que de la seconde. C’est aussi l’opinion d’Aristote qui dit : και φιλοσοφωτερον και σπουδαιοτερον ποιησις ιστοριας εστιν. (et res magis philosophica et melior poesis est, quam historia)[2]. Mais, pour éviter tout malentendu sur la valeur de l’histoire, je veux exprimer ici ce que j’en pense.

Dans tout ordre de choses les faits sont innombrables, les individus en nombre infini, et la variété de leurs différences est inexprimable. Un coup d’œil jeté sur cette foule donne le vertige à l’esprit curieux de savoir : il se voit condamné à l’ignorance, si loin qu’il pousse ses recherches. — Mais vient alors la science ; elle classe cette multiplicité innombrable, elle la groupe sous les concepts d’espèce, qu’elle range à leur tour sous les notions de genre : elle fraye ainsi la voie à une connaissance du général et du particulier, qui embrasse aussi la multitude des individus, puisqu’elle vaut pour tout, sans exiger un examen spécial de chaque chose considérée en soi. La science promet ainsi le repos à l’esprit investigateur. Puis toutes les sciences viennent se placer les unes à côté des autres et au-dessus du monde réel des individus qu’elles se sont partagé entre elles. Mais au-dessus de toutes plane la philosophie, comme la science la plus générale et par là même la plus importante, qui énonce les solutions, auxquelles les autres ne font que préparer. — Seule l’histoire ne peut vraiment pas prendre rang au milieu des autres sciences, car elle ne peut pas se prévaloir du même avantage que les autres : ce qui lui manque en effet, c’est le caractère fondamental de la science, la subordination des faits connus dont elle ne peut nous offrir que la simple coordination. Il n’y a donc pas de système en histoire, comme dans toute autre science. L’histoire est une connaissance, sans être une science, car nulle

  1. Ce chapitre se rapporte au § 51 du premier volume.
  2. Pour le remarquer ici en passant, de cette opposition entre ποίησις et ἰστορία ressort avec une netteté surprenante l’origine et le sens véritable du premier terme : il signifie en effet la création, l’invention, par opposition à la recherche, à l’enquête.